« Nous les Maliens, nous passons notre temps à pleurer Soundiata » me disait, avec la douce ironie qui fut la sienne, l’écrivain Moussa Konaté. Je tentai jusqu’à sa mort de faire comprendre à mon ami que ceci n’était pas le propre des Maliens, des Congolais ou des Ethiopiens.
Ce sont les Africains dans leur ensemble qui idéalisent le
passé et s’accrochent désespérément aux basques ou plutôt aux boubous de leurs
ancêtres. Il faut dire que le présent est triste et les portes de l’avenir,
lourdes, à pousser. Mais le doux cocon d’hier protège-t-il des griffes
d’aujourd’hui et des épines de demain ?
Rien n’est moins sûr. S’il est bon de revenir parfois aux
temps anciens, d’en faire un tremplin pour mieux rebondir, il est dangereux d’y
demeurer. C’est sans doute pour avoir constaté cette vilaine propension dans des
pays pourtant réputés alors, progressistes comme l’Algérie, le Ghana et la
Guinée (trois pays africains qu’il connaissait bien) que Fanon a écrit cette
phrase qui devrait être inscrite au fronton de tous nos lycées : « il ne s’agit
pas de rejoindre le peuple dans ce passé où il ne se trouve plus. »
La mémoire du passé
n’exclut pas le présent
En attendant, le mal est fait : le culte de l’ancêtre a pris
le pas sur ce que Romain Gary appelait « les promesses de l’aube ». Cela a
abouti aux deux maux dont nous souffrons le plus aujourd’hui : le salafisme au
nord, le tribalisme au sud du Sahara. L’ancêtre nous a donné ses gènes, sa
mémoire et sa foi. C’est l’époque qui donne le reste. « On est plus fils de son
époque que fils de son père. », dit le très beau proverbe congolais. Nous n’en
avons pas suffisamment conscience, hélas.
Et pourtant, la vérité est là : nous sommes plus proches du
Français d’aujourd’hui, de l’Afghan d’aujourd’hui ou du Vénézuélien
d’aujourd’hui que du Peul, du Mandingue, du Yoruba ou du Zoulou d’il y a trois
siècles. Si nos géniteurs de cette époque ressuscitaient, comprendraient-ils
nos langues qui furent pourtant les leurs ? Peu probable.
Nous devons, certes, réhabiliter et entretenir notre mémoire
ébréchée de toutes parts mais nous devons aussi et surtout nous situer de
plain-pied dans le XXIe siècle, répondre de face aux défis du monde moderne.
Samir Amin a parlé à juste titre de refuges « pseudo-traditionnels » dans
lesquels nos plus grands révolutionnaires ont tendance à sombrer.
Réinventons-nous !
Sur la souche de nos aïeux, faisons pousser de nouveaux
bourgeons dans tous les domaines : musique, coiffure, cuisine, habillement mais
aussi et surtout dans la manière de penser. Ne nous limitons pas à consommer
les gadgets modernes, intégrons dans nos têtes les concepts qui les ont
produits et nous produirons nos propres voitures, nos propres avions, nos
propres vaccins et nos propres chemins de fer, comme a réussi à le faire la
Corée du Sud qui, dans les années 1960, avait le même niveau de vie que nous,
les Africains
Les Soundiata Keïta et les Chaka Zoulou que nous vénérons
aujourd’hui ne se sont pas contentés de chanter la gloire de leurs ancêtres.
Ils ont, pour reprendre la belle formule de l’empereur du Mali, « réinventé le
monde », en tout cas leur monde. Ils l’ont hissé à un niveau jamais atteint.
L’Histoire n’attend pas de nous de momifier le passé mais de lui insuffler une
nouvelle sève. Je vous assure que si le génial paralytique de Niani revenait
sur terre, il nous proposerait autre chose que l’empire du Mali.
Tierno Monénembo, in
Le Point