Dans une interview accordée à des journalistes, le Procureur spécial de la Cour de répression des infractions économiques et financières (CRIEF) est revenu sur les missions de cette institution et sur de nombreux dossiers « retentissants » en cours d'instruction. Pour Aly Touré, aucune pression ne fera dérouter la CRIEF de ses objectifs
La Guinée s’est récemment dotée d’une Cour de répression des
infractions économiques et financières (CRIEF) ayant, comme objectif, celui de
lutter contre la délinquance financière, notamment les détournements de deniers
publics. Quelles sont les missions essentielles de la CRIEF ?
Aly Touré : la CRIEF, comme vous l’avez dit, est une
institution judiciaire qui vient d’être créée. Elle est chargée spécifiquement
de la poursuite et de la répression des infractions et financières d’où son nom
cour de répression des infractions économiques et financières. Elle a été créée
par l’ordonnance 007 en date du 2 décembre 2021, complétée par l’ordonnance N°
008 du 6 décembre de la même année qui vient compléter ses compétences. Elle
poursuit exclusivement des détournements de denier public, les blanchissements
d’argent, l’enrichissement illicite et tous les cas de vol, extorsion,
escroquerie ou abus de confiance dont le montant est égal ou supérieur à un (1)
milliard GNF. Il y a également une partie de ses compétences liées à la
compétence de la haute cour de justice en ce qui concerne les membres du
gouvernement dans le domaine des crimes économique et financier. Donc, tout ce
qui a été commis comme malversation par les membres du gouvernement, peut être
déféré devant la CRIEF pour être jugé. La spécificité de la procédure devant la
CRIEF c’est qu’il y a le caractère imprescriptible des infractions à caractère
économique et financier et également l’absence de tout privilège de juridiction
ou de droit.
A date, il y a
combien de dossiers sur la table du procureur Aly Touré ?
En terme matériel, il n’y a pas de dossier sur la table du
procureur. Nous avons enregistré au niveau de la CRIEF 24 dossiers à date, qui
ont une suite judiciaire en cours, 21 dossiers qui sont pendants devant la
chambre de l’instruction et 3 dossiers qui sont prêts pour être jugés.
Quels sont ces trois
(3) dossiers déjà prêts pour jugement ?
Ces 3 dossiers sont le dossier de la LONAGUI, le dossier du
blanchement d’argent en rapport avec la CENI et un autre dossier au niveau du
secteur privé où il y a un détournement de plus de 10 milliards GNF.
Une vingtaine de
dossiers à juger. Certains qui remontent d’il y a plus de 20 ans. N’est-ce pas
trop ou très lourd pour la CRIEF ?
En termes de procédure, ce n’est pas lourd pour la CRIEF. Je
viens de vous dire que l’une des spécificités procédurales de la CRIEF, c’est
que les infractions sont soumises au principe de l’imprescriptibilité. Tout ce
qui a été commis dans le pays comme malversation, quel que soit le temps ou la
durée, ça doit la CRIEF si les faits si les faits sont avérés. Le fait que la
CRIEF s’intéresse aux dossiers plus anciens, ce n’est pas une tâche lourde,
c’est juste l’exploitation des documents qui était déjà établi à cet effet et
qui donne quelques indices de commission des infractions liées à la compétence
de la CRIEF. Si vous avez aujourd’hui que le dossier d’Air Guinée a été
soulevé, le démantèlement des chemins de fer a été réveillé ; c’est parce qu’il
y avait quand même des procès-verbaux qui constatent la commission des
infractions dans ces évènements, c’est pourquoi la CRIEF s’y est intéressé
récemment.
La dernière affaire
en date est celle qui porte sur la vente d’Air Guinée. Quels sont les faits
infractionnels que vous recherchez dans ce dossier qui met en cause l’ancien
premier ministre Cellou Dalein Diallo, l’opérateur économique Mamadou Sylla et
deux autres hauts cadres à l’époque des faits ?
La poursuite qu’on a engagée dans le dossier Air Guinée est basée
sur le rapport d’audit produit par le comité d’audit des secteurs stratégiques
de l’économie. Lorsque vous analysez ce rapport d’audit, vous y trouverez
suffisamment d’irrégularités par rapport à la vente d’Air Guinée. Et, ce n’est
pas la vente seulement en tant que Boeing, il y a la vente carrément des
installations d’Air Guinée qui se trouvent à l’aéroport, l’immeuble qui abrite
le siège même d’Air Guinée et quelques pièces de rechange. Donc, il y a quand
même quelques paramètres qui rentrent dans le jeu par rapport à la vente d’Air
Guinée. Ce n’est parce que nous voulons simplement exhumer ces dossiers que c’est
venu, c’est parce que nous avons estimé qu’il y avait des faits infractionnels
qui sont là-dedans. Maintenant là, ce n’est pas un dossier qui doit être jugé
parce que l’ouverture d’informations qu’on a faite, c’est pour saisir la
chambre de l’instruction qui va procéder aux investigations supplémentaires et
rétablir les charges, s’il y en a, contre les personnes que nous identifiées
dans la procédure. Il peut arriver également que la chambre découvre d’autres
personnes qui ont posé d’autres actes infractionnels, qui ne soient pas visées
par la poursuite que le parquet a engagée. Dans un tel cas de figure, la
chambre sera obligée de les couvrir et de les transmettre dans la procédure.
L’autre affaire qui défraie
la chronique est celle qui porte sur la SEG. Son ancien directeur général est
écroué. On apprend qu’il aurait tenté de sortir du territoire alors que visé
par une procédure judiciaire. Est-ce vrai ?
L’ex Directeur de la SEG, Diouldé a fait l’objet de plaintes
régulières par l’agent judiciaire de l’Etat pendant qu’il était même encore en
fonction. Nous on a transmis la plainte à la Direction centrale des
investigations judiciaire de la gendarmerie nationale. Ce service a procédé à
l’enquête préliminaire. Diouldé a été auditionné ainsi que son agent comptable
Monsieur Ousmane Kourouma. Il a été révélé qu’il y avait des indices sérieux de
détournement de plus de 3 milliards GNF e, rapport avec son agent comptable et
quelques fournisseurs de la SEG selon lui. Donc, ce dossier est venu, nous
l’avons orienté devant la chambre de l’instruction. C’est à ce niveau que les
magistrats ont estimé, qu’il fallait provisoirement détenir Diouldé et ses coinculpés.
C’est alors qu’ils ont été entendus en première comparution. Les charges qui
pesaient contre eux leur ont été notifiées et ils ont placés régulièrement sous
mandat ; c’est pourquoi vous avez constaté qu’ils ont été conduits à la maison
centrale.
Mamadou Diouldé
Diallo a-t-il tenté de voyager ?
Il a effectivement tenté de voyager mais ce n’était pas une
fuite comme les gens ont compris. Il faisait partie d’une mission de la SEG en
compagnie avec son ministre, un ordre de mission lui a été délivré. Mais
puisqu’il était sous procédure, nous avons attiré l’attention des cadres de la
SEG et du ministère de l’hydraulique, qu’il ne pouvait pas voyager parce qu’il
est sous procédure. C’est alors qu’il a é retourné à l’aéroport pour les
besoins de la procédure.
Quels sont les autres
dossiers dans l’œil du cyclone Aly Touré ?
Pour le moment, parmi les cadres qui ont été limogés, il n’y
a que le dossier du DG de la SEG et celui de Marie Touré de l’Agence de
l’assainissement qui sont pendants devant la CRIEF ; les autres ne sont pas
encore venus. Mais si vous si vous avez bien suivi le décret, il est dit que
ces personnes sont poursuivies soit devant la CRIEF, soit devant les
juridictions ordinaires. Tous ceux dont les dossiers ne sont pas devant la
CRIEF, ça veut dire que le montant n’atteint pas un milliard. Je crois donc que
c’est devant les juridictions de droit commun.
La CRIEF a-t-elle les
moyens de sa politique ?
La CRIEF a actuellement les moyens pour juger les dossiers
qu’elle est en train d’instruire. Nous avons des magistrats nommés à cet effet,
des installations à cet effet ; rien ne fait donc obstacle à la tenue d’un
procès. Ce n’est que le temps pour l’instruction préparatoire de ces dossiers.
Une fois que l’instruction préparatoire sera bouclée, nous irons au procès ; il
n’y a pas d’obstacle à ce niveau. La CRIEF n’est pas, comme certains
l’entendent ; c’est-à-dire un instrument du pouvoir. La CRIEF a été créée
justement parce qu’il y a eu suffisamment de malversation économique,
suffisamment de détournement de denier public ; la vie publique était vraiment
envahie par des corrupteurs et des corrompus, il fallait trouver un instrument
spécial hormis les juridictions ordinaires. Ce qui va dans l’intérêt même du
pays. La CRIEF est un instrument pérenne, elle n’est pas une juridiction ad
hoc.
Quels sont les
ministres ou proches du président déchu Pr Alpha Condé qui font à ce jour objet
de poursuite par devant la CRIEF ?
Certains ministres ou proches d’Alpha Condé font déjà
l’objet de procédure. Vous avez entendu parler de la procédure contre Zenab
Dramé dans laquelle Tibou Kamara est concerné, le ministre du budget Ismaël
Dioubaté. Les juges leur ont adressé des convections déjà avec des dates fixes.
Je pense que le moment venu, ils vont répondre.
N’y aura-t-il pas de
chasse aux sorcières ?
Moi j’entends par chasse aux sorcières, un règlement de
compte. Il n’y a pas de règlement de compte. Tous ceux qui sont passibles
devant la CRIEF par rapport à ce qu’ils ont fait, je crois qu’ils vont répondre
de leurs actes. On ne vient pas en justice pour être condamné, on vient pour
être jugé. Si on est coupable, on est condamné, si on ne l’est pas, on est
libéré. Il n’y a pas de chasse aux sorcières à mon entendement. Sinon, dès
l’installation de la CRIEF, on se serait attaqué directement aux intéressés ;
mais on est en train de faire des investigations. Tous ceux à qui peuvent
conduire les indices, nous les traduirons un à un devant les juridictions.
La CRIEF ne
chercherait-elle pas à éliminer des leaders politiques très influents de la
course à la prochaine présidentielle ?
On n’a pas de leaders politiques dans nos registres ici,
nous avons simplement des justiciables contre qui il pourrait y avoir des
charges par rapport à la commission de certaines infractions. Et toute personne
qui est liée à ces genres de fait, rien n’empêchera la CRIEF de les atteindre.
Etre procureur
spécial d’une cour chargée de lutter contre l’impunité dans un pays riche en
ressources mais parmi les plus pauvres, en termes de revenus par habitant n’est
pas chose aisée. Des pressions sont-elles exercées sur vous ?
Les pressions, ça existe mais je peux rassurer que qu’on
peut résister aux pressions. La seule pression qui fait peur aujourd’hui, c’est
celle du peuple par rapport à l’envie d’aller vite, aux résultats tout de
suite. Moi, c’est la seule pression qui pèse sur nous ; mais ça, nous le
comprenons et savons supporter ces genres de pression. Nous n’anticiperons rien
parce qu’aller vite, ça va à l’encontre des principes judiciaires. Nous sommes
très fidèles au respect des règles procédurales, ça c’est une manière même pour
nous de mettre en sécurité les procédures que nous engageons pour ne pas que
les vices de formes puissent se glisser. A part cette forme de pression, aucune
autre autorité ne met une quelconque pression sur nous.
Interview réalisée
par FIM FM Guinée et Mosaiqueguinee.com