L’idée a mûri dans l’esprit de Fadi Wazni, un des trois actionnaires de
la Société minière de Boké (SMB), qui a surgi dans le paysage minier guinéen en
2014. À ses côtés, le groupe chinois China Hongqiao, leader mondial de
l’aluminium, et l’armateur singapourien Winning Shipping. Juriste français et
petit-fils d’un commerçant libanais de Kenema, site diamantifère
sierra-léonais, Fadi Wazni s’installe en Guinée en 1995 et ne tarde pas à
régner sur le secteur de la logistique. Mais la mine reste son terrain de
prédilection. De sa première incursion dans le secteur, en 2006, en tant
qu’actionnaire de l’exploitant de bauxite australien Alliance mining
commodities (AMC), il apprend - beaucoup. Il se lie surtout avec des
investisseurs chinois qui n’ont pas réussi à s’entendre avec AMC. Un pied
dans la diplomatie – il est Consul honoraire des Pays-Bas –, un autre
au palais présidentiel de Sékhoutouréyah – il est réputé proche de
la famille du président Alpha Condé –, Fadi Wazni revendique un goût pour « l’ordre,
la discipline ».
LA POLITIQUE DU FAIT ACCOMPLI
C’est la flotte de camions de sa
société, United Mining Supply (UMS), qui achemine la bauxite, 24h/24, 7j/7, des
plateaux miniers aux deux ports minéraliers bâtis au pas de charge – comme
les routes et les ponts de la SMB – sur chaque rive du Rio Nunez. Car
la nouvelle société minière veut aller vite, quitte à opter pour la politique
du fait accompli. Le 20 juillet 2015, un an après sa création, elle
organise à Boké une « cérémonie d’exportation » de la première tonne
de bauxite, présidée par Alpha Condé en personne. Pourtant, le consortium n’a
obtenu son permis d’exploitation que treize jours plus tôt. « J’ai
tout organisé alors que je n’avais pas encore le permis », nous confiait
en septembre 2017 un Fadi Wazni tiré à quatre épingles, chapelet en main,
contemplant de son bureau l’océan virant au bleu sombre par gros temps.
L’entrepreneur a réussi son coup : il obtient le feu vert des autorités,
notamment les permis indispensables pour décaper les collines et extraire la
bauxite, dans des délais à faire pâlir d’envie les majors du secteur.
Très vite, la toute nouvelle
société s’impose comme le premier producteur guinéen de bauxite. Elle se hisse
même à la troisième place des producteurs mondiaux, derrière les géants
américain Alcoa et anglo-australien Rio Tinto. Depuis 2017, elle exporte chaque
année entre 30 et 35 millions de tonnes de minerai2,
qui alimentent les raffineries chinoises. « Si notre consortium a pu
démarrer puis faire croître sa production de manière exponentielle en trois
ans, c’est qu’il n’a pas manqué la fenêtre de tir apparue en 2014 : des
prix élevés, un soutien financier de la Chine […] et l’appui des autorités guinéennes »,
expliquait en 2019 le Français Frédéric Bouzigues, directeur général de
la SMB, à Jeune Afrique3.
La société est même devenue, en 2018, le premier contributeur au budget de
l’État guinéen, avec près de 130 millions de dollars de versements4.
Une ascension fulgurante qui a tout, en apparence, d’une success story « gagnant-gagnant ».
La SMB paie
effectivement, chaque année et conformément au code minier, d’importantes taxes
sur l’extraction et l’exportation de la bauxite. Mais contribue-t-elle
réellement à la mesure des profits que ses actionnaires tirent de
l’exploitation de ces gisements ? Pas si sûr. La faiblesse de son chiffre
d’affaires et des bénéfices réalisés en Guinée est frappante, au regard des
énormes volumes de minerai arrachés au sous-sol guinéen.
UNE PRODUCTION BRADÉE ?
Pour s’en convaincre, il suffit
de comparer ces quelques informations financières aux résultats de la Compagnie
des bauxites de Guinée (CBG), opérateur historique et deuxième producteur du
pays5.
Entre 2017 et 2019, cette société a réalisé un chiffre d’affaires annuel moyen
de plus de 400 millions de dollars. Un montant équivalent, et parfois
supérieur, à celui de la SMB dont le volume de bauxite exportée est
pourtant près de trois fois plus important. En 2018, la CBG a même
réussi la performance de clôturer l’année avec un bénéfice avant impôt de
144 millions de dollars, un résultat sept fois supérieur à celui de
la SMB, malgré des coûts de production bien plus élevés.
Une simple règle de trois entre
chiffre d’affaires et volumes exportés permet d’expliquer cette rentabilité
apparemment bien médiocre du premier producteur guinéen de bauxite : entre
2017 et 2019, la SMB vend la tonne de minerai à un prix moyen de 9 à
12,5 dollars, quand la CBG en obtient entre 28 et
35 dollars, en ligne avec les prix du marché6.
La SMB braderait-elle sa production ?
Interrogée par Afrique XXI,
la compagnie s’en défend et s’abrite derrière des contrats de vente « validés
par l’administration guinéenne », qui « respect[ent] un cadre
légal et les principes de concurrence ». Elle confirme, pour la période,
un prix moyen de 12,4 dollars la tonne. Et précise surtout que ses prix de
vente s’entendent « delivered at Terminal », c’est-à-dire au
départ du port fluvial, et non chargée à bord des navires, comme c’est le cas
pour ses concurrents. Pour autant, en indiquant « un ordre de prix » de
22 dollars la tonne lorsque la bauxite est livrée à bord des cargos,
la SMB reste en deçà - d’environ 10 dollars - du marché du
minerai guinéen. De fait, elle réduit son chiffre d’affaires et donc son
résultat imposable en Guinée, au plus grand bénéfice de ses clients. Et c’est
là qu’une plongée dans l’organigramme du consortium, que nous avons reconstitué
(ci-dessous), permet d’y voir plus clair.
Organigramme du consortium SMB-Winning.
En décortiquant ce mécano très
sophistiqué de filiales spécialisées et de holdings en cascade, on découvre
combien les propriétaires de la SMB apprécient les terres exotiques,
des Seychelles aux Îles Caïmans, avec une attirance particulière pour les Îles
Vierges britanniques. C’est dans cet archipel volcanique des Caraïbes, très
prisé pour sa discrétion et sa fiscalité clémente – on n’y paie pas d’impôt sur
les bénéfices ou sur les dividendes –, que les trois partenaires du
consortium sino-singapouro-guinéen ont domicilié nombre de leurs sociétés.
Parmi celles-ci, Africa Bauxite Mining Compagny Ltd (ABM), spécialisée dans le
négoce de la bauxite, et dans laquelle au moins un des actionnaires de SMB,
China Hongqiao, a des parts significatives. Son rôle ? Comme tout trader de
matières premières, acheter et revendre, en prenant éventuellement en charge
tout ou partie des coûts de transport. Sauf que dans le cas présent, elle
achète une grande part du minerai de SMB, son principal fournisseur, en
dessous des prix du marché. Jackpot assuré à la revente !
D’après les documents consultés
par Afrique XXI, le bénéfice cumulé de cette seule société offshore
atteint 740 millions de dollars, non imposables, pour les années 2017 à
2019. Si on ajoute les 60 millions de dollars de bénéfices d’une autre
société de négoce détenue par les trois actionnaires de la SMB, GTS Global
Trading Pte Ltd, domiciliée à Singapour, ce sont 800 millions de dollars
de profits qui auront été réalisés en seulement trois ans dans le transport et
la revente de la bauxite guinéenne. C’est, sur la même période, près de vingt
fois le bénéfice cumulé de la SMB, qui, elle, est imposable en Guinée.
MANQUE À GAGNER POUR L’ÉTAT GUINÉEN
Ces chiffres donnent le vertige
et interrogent sur les pratiques d’optimisation fiscale de la société. « Chaque
taxe, chaque centime payables à cause de nos activités, nous les payons »,
affirmait Frédéric Bouzigues en 2017 devant la presse guinéenne7.
Pourtant, chaque dollar par tonne d’écart entre le prix de vente de la bauxite
et le prix de marché prive l’État guinéen d’une dizaine de millions de dollars
de recettes fiscales. Ainsi, si la SMB vendait le minerai 8 à
10 dollars de plus par tonne pour se rapprocher des prix du marché, son
résultat annuel brut atteindrait 325 à 400 millions de dollars. Le fisc
guinéen y gagnerait chaque année de 90 à 120 millions de dollars
supplémentaires, au titre du seul impôt sur les sociétés. Cette somme représente
entre 5 et 8 % du total des recettes fiscales de l’État guinéen et
l’équivalent de son budget de la santé8.
Et comme la SMB semble ne pas être le seul opérateur minier à vendre
sa production en-dessous des prix du marché, c’est la capacité – ou la volonté
– des autorités guinéennes à contrôler le secteur minier qui est questionnée.
A Conakry, ces pratiques n’ont
pas échappé à la Direction nationale des impôts qui s’est, un temps, penchée
sur les comptes de la SMB. L’entreprise a ainsi fait l’objet d’un contrôle
fiscal couvrant ses deux premières années d’exploitation, 2016 et 2017. La
procédure, restée confidentielle, s’est conclue en 2019 par une reconstitution
du chiffre d’affaires de la société minière et par la réclamation de
300 millions de dollars d’impayés. Et puis plus rien. Aucune suite.
Jusqu’à ce que le dossier ressorte des tiroirs à la faveur du coup d’État
intervenu en Guinée le 5 septembre 2021. Le président Alpha Condé est
alors déposé par le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, ex-commandant des
forces spéciales, qui prend les rênes du pouvoir. Et les langues se délient.
Ainsi, dans un rapport consacré
aux prix de transfert9,
adressé dans la foulée du putsch au nouveau ministre du Budget, Moussa Cissé,
et consulté par Afrique XXI, des cadres de l’ancienne administration
pointent les stratégies des miniers pour éviter l’impôt. Parmi lesquelles
celle-ci : « Quand l’actionnaire majoritaire, le gérant décideur
ou toute autre personne [...] influent sur la baisse substantielle ou modérée
du prix de vente […] et se portent acquéreur du même produit à moindre coût ».
Le propre neveu d’Alpha Condé, Guillaume Curtis, ancien secrétaire général du
ministère des Mines, enfonce le clou dans le même document : « Le
cas le plus illustratif de ce modèle en Guinée reste la Société minière de
Boké, où l’acheteur principal de la bauxite est aussi l’actionnaire majoritaire
contrôlant toutes les décisions ».
LE GISEMENT DE SIMANDOU DANS L’ÉQUATION
Interrogé par Afrique XXI en
octobre dernier, Fadi Wazni confirme la réactivation de la procédure fiscale,
mais s’étonne de cet « acharnement », tout en
s’interrogeant « sur les motivations d’une interminable procédure ».
Pour le président du conseil d’administration de la SMB, cette réclamation
de 300 millions de dollars serait tout simplement « fantaisiste » puisque « l’entreprise
s’est imposée, elle-même, le paiement de l’impôt sur les revenus dès la
troisième année d’activité, alors qu’à cette date, elle n’y était pas obligée ».
La SMB demande alors l’arbitrage d’un cabinet indépendant. Le bureau
Ernst & Young d’Abidjan est mandaté à cet effet. Coût de l’expertise :
1 million de dollars selon nos sources. Le consortium minier refuse de
payer, et la facture échoit finalement au ministère du Budget. Le dossier SMB aurait
depuis été transféré au sommet de l’État.
C’est un des sujets les plus
sensibles dont ont hérité les autorités de transition. Car la société minière
ne se cantonne plus seulement à la bauxite guinéenne. Elle est également partie
à l’assaut du plus grand gisement de fer inexploité de la planète :
Simandou. Une chaîne montagneuse de 120 km de long, située au sud-est du
pays. En novembre 2019, sous la présidence d’Alpha Condé, la SMB a
remporté l’appel d’offres pour l’exploitation des « blocs 1 et 2 » de
cette « montagne de fer »10.
La construction des 670 kilomètres de chemin de fer nécessaires à
l’évacuation du minerai vers le port de Morebayah, près de la frontière
sierra-léonaise, a débuté. Un chantier colossal. Comme à Boké, le consortium ne
lésine pas sur les investissements. Il se dit prêt à injecter 2 milliards
de dollars, financés par la SMB, pour faire avancer ce projet, enlisé
depuis des décennies.
Ce litige fiscal avec la SMB est
donc crucial. La junte, qui dit vouloir sanctionner les infractions
économiques, prendra-t-elle le risque de freiner la mise en exploitation du
gisement stratégique de Simandou, dans lequel les Guinéens ont placé beaucoup
d’espoirs, et de se mettre à dos les « Chinois », comme on surnomme
le puissant consortium dans la région de Boké ? Ou s’inscrira-t-elle dans
une forme de continuité avec la SMB, qui a permis à la Guinée de se hisser
au rang de deuxième producteur mondial de bauxite derrière l’Australie et
devant la Chine, et qui pourrait débloquer, enfin, le trésor de Simandou ?
UNE PAIX ROYALE SOUS ALPHA CONDÉ
Sous l’ère Alpha Condé, la SMB pouvait
jouir d’un certain « laissez-faire ». La compagnie n’a par
exemple jamais publié, comme l’y obligent pourtant le code minier et le code de
l’environnement, son Plan de gestion environnementale et sociale (PGES), qui
compile les mesures engagées pour atténuer les impacts de ses activités sur les
hommes et l’environnement. De quoi attiser les soupçons de collusion entre la
compagnie et l’État, voire, entre ses dirigeants et Alpha Condé. Cette critique
culmine lors de l’arrestation, le 5 mai 2018, d’Aboubacar Sidiki
Mara, secrétaire général de l’Union générale des travailleurs de Guinée (UGTG)
pour « conduite illégale dans l’exercice de ses fonctions de
syndicaliste ». Huit syndicats dénoncent alors « l’ingérence
flagrante » de l’État.
Mara – qui sera écroué près de
deux mois – rencontrait au moment de son interpellation des travailleurs des
sociétés minières à Boké, et notamment de la SMB. 164 travailleurs d’UMS ont
depuis déposé plainte pour licenciement arbitraire devant le tribunal
du travail de Mafanco, à Conakry. Ils réclament le paiement de leurs
indemnités. L’affaire a été renvoyée au 11 février. « La société
n’a respecté aucune des conditions prévues par le code du travail pour
licencier ces travailleurs », déplore Me Moussa Keïta, conseil
de 84 des plaignants. Contactée, la compagnie UMS n’a pas souhaité
commenter cette procédure en cours.
La SMB, qui revendique
10 000 employés, est aussi épinglée sur ses programmes de
responsabilité sociale et environnementale (RSE). « Quels bénéfices
en tirons-nous ? » titrait en 2018 l’organisation Human Rights
Watch, dans un rapport consacré
aux répercussions du boom de la bauxite sur les droits humains, dans lequel
elle alertait sur les menaces pesant sur l’accès à l’eau pour des milliers de
personnes et sur l’approche « argent contre terrain » de
la SMB.
Cette dernière défend son
bilan : réalisation et rénovation d’une centaine de forages, formation,
développement de projets agricoles, « management environnemental » avec
l’appui d’un cabinet mondial d’expertise. Autant de mesures qui suscitent le
scepticisme d’Oumar Totiya Barry, doctorant en science politique à l’Université
Lumière de Lyon11 : « L’entreprise
dit avoir investi 17 millions de dollars dans le développement
communautaire en 2019. Mais il est difficile de voir les répercussions dans
l’amélioration des conditions de vie de la population. La liste des dépenses
montre que cette manne a principalement servi à financer des rituels sociaux, à
construire ou rénover des infrastructures pour les jeunes, et des forages.
Avec une incidence très faible dans la lutte contre les effets
négatifs induits par ses activités minières : perte des moyens de
subsistance, expropriation des terres agricoles, pollution des eaux, pertes
d’emplois... »
La logique est
double : « Se présenter comme une société responsable » tout
en perpétuant une forme de « politique étatique du ventre », à
grand renfort de distribution de sacs de riz et de bidons d’huile alimentaire
aux villageois. Une manière d’acheter, à peu de frais, la paix sociale