À moins de deux mois de la présidentielle, l’ancien chef de l’État n’a pas renoncé à peser sur la scène politique gambienne. Depuis Malabo, il rejette l’alliance conclue entre son parti et celui d’Adama Barrow, candidat à un nouveau mandat.
À plusieurs milliers de kilomètres de Banjul et après
plusieurs années d’absence, Yahya Jammeh n’a rien perdu de sa capacité à faire
parler de lui. Il aura suffi d’un coup de fil, relayé à ses partisans réunis
dans son village de Kanilai, le 16 octobre, pour que l’ancien président gambien
revienne au centre du jeu. Depuis Malabo, où il réside depuis sa défaite à
l’élection présidentielle de décembre 2016, Yahya Jammeh a convoqué une réunion
« d’urgence » pour parler de l’accord scellé début septembre entre son parti,
l’Alliance patriotique pour la réorientation et la construction (APRC), et le
Parti national du peuple (NPP) du président Adama Barrow.
Selon des propos rapportés par des médias locaux, Yahya
Jammeh s’est opposé à cet étrange attelage et a ordonné le limogeage des
responsables de son parti. Le numéro un, Fabakary Tombong Jatta, a aussitôt été
démis de ses fonctions.
Alliance
contre-nature
Cela ne suffira pas à remettre en cause l’accord du mois de
septembre, assure-t-on pourtant dans l’entourage d’Adama Barrow. « Ce qu’a dit
Jammeh ne change absolument rien. Fabakary Tombong Jatta est le chef légalement
reconnu de l’APRC et ses décisions engagent le parti », assure Mambanyick Njie.
Le secrétaire administratif du NPP précise par ailleurs que la majorité n’a pas
signé avec Yahya Jammeh mais avec l’APRC. « Ses déclarations ne représentent
rien de plus qu’une opinion individuelle. La position de “guide suprême” qu’il
occupe est simplement un titre honorifique, insiste-t-il. S’il ne veut pas
faire partie de notre coalition, il n’a qu’à créer un nouveau parti. »
On sent Barrow de
plus en plus entouré par les proches de Jammeh, quasi-phagocyté
Adama Barrow sous-estime-t-il l’influence de celui qui
dirigea pendant plus de vingt ans la Gambie d’une main de fer et qu’il battit à
la surprise générale, le 1er décembre 2016 ? « Barrow est assez sûr de lui et
s’imagine qu’il peut utiliser le camp de son prédécesseur, observe un
observateur à Banjul. En vérité, chacun des deux bords a l’impression
d’utiliser l’autre. »
Avant même de conclure une alliance contre-nature avec
l’APRC, Adama Barrow avait déjà accepté de s’entendre avec des dignitaires de
l’ancien régime. « Cela a débuté avec des technocrates, pas forcément impliqués
dans les exactions. Puis il a négocié avec des responsables encore plus liés à
Yahya Jammeh, décrit notre interlocuteur. On le sent de plus en plus entouré
par ces proches, quasi-phagocyté. »
Retour en arrière ?
Quasi-inconnu lorsqu’il remporte la présidentielle en 2016
grâce à l’appui d’une vaste coalition de l’opposition, Adama Barrow ne pourra
pas être réélu sans appui, et il le sait. Son tout jeune parti, officiellement
lancé en début d’année, n’est pas assez puissant pour le maintenir seul à la
tête de l’État. Il a donc tout intérêt à se rapprocher de l’APRC et de son
vivier de voix, majoritairement diolas (l’ethnie de Yahya Jammeh), qui peut
faire basculer la balance en sa faveur lors du scrutin à un tour prévu le 4
décembre prochain.
Mais ce faisant, le président gambien joue un jeu dangereux.
L’accord noué avec l’APRC a choqué l’opinion gambienne, peu convaincue par
l’argument du NPP selon lequel l’APRC n’a commis aucun crime « en tant que
parti ». En particulier les nombreuses victimes du régime Jammeh, qui attendent
fébrilement le rapport de la Commission vérité, réconciliation et réparations
(TRRC), mandatée par Barrow lui-même pour faire la lumière sur les crimes
commis par son prédécesseur et ses proches. La remise des conclusions de la
TRRC au chef de l’État, initialement prévue le 30 juillet dernier, a été
reporté sine die et n’aura vraisemblablement pas lieu avant l’élection.
Adama Barrow vient en
quelque sorte rendre à Yahya Jammeh une sorte de légitimité
« En se rapprochant de l’APRC, Adama Barrow vient en quelque
sorte rendre à Yahya Jammeh une sorte de légitimité », tacle Almami Fanding
Taal, un cadre du Parti démocratique unifié (UDP) autrefois allié au président
sortant.
L’accord APRC-NPP va-t-il ouvrir un boulevard pour
l’emblématique Ousainou Darboe, éphémère vice-président de Barrow, qui est
aujourd’hui son plus sérieux challenger ? L’opposant ne manque pas une occasion
de réaffirmer son engagement à poursuivre Jammeh pour ses crimes. « Organiser
les audiences [de la TRRC] était facile, mais la remise du rapport est une
autre paire de manches. La façon dont le travail de la Commission a pris du
retard est très décevante », remarque Almami Fanding Taal.
Si les victimes et les militants des droits humains
attendent ce rapport avec impatience, c’est parce qu’il devrait servir de base
à des poursuites contre Yahya Jammeh et ses alliés. Faut-il craindre qu’Adama
Barrow soit tenté de mettre sa promesse de justice sous le tapis ? Les
dignitaires du NPP ne se sont pas privés de dire publiquement que l’ancien
président pouvait avoir tout à gagner dans cette alliance entre les deux
partis. Ils ne font pas non plus mystère de leur volonté de voir ses biens lui
être restitués. Les adversaires politiques de Barrow l’accusent, quant à eux,
d’avoir profité de son séjour en Guinée, en août dernier, pour négocier avec
Jammeh via certains de ses proches qui se trouvaient à Conakry.
« Barrow montre enfin
son vrai visage »
« Cet accord ne favorise pas le droit à la vérité, mais il
est illusoire de penser que Jammeh pourrait revenir l’année prochaine en Gambie
avec une promesse d’impunité. Ce serait poser les bases d’une grave instabilité
pour le pays », estime l’avocate des droits humains Fatou Jagne Senghore. Elle
évoque néanmoins une « alliance de tous les dangers ».
Les récents propos de Yahya Jammeh à ce sujet pourraient
être un moyen de mettre la pression sur son successeur. « En fin politique, il
a compris que cette alliance ne garantissait pas son retour et qu’une
transhumance de l’APRC vers le NPP pouvait représenter un danger pour lui »,
analyse l’avocate. Elle a surtout jeté le discrédit sur Adama Barrow, déjà
vivement critiqué pour avoir failli à sa promesse de ne rester à la tête de
l’État que trois ans. Ce 16 octobre, la société civile organisait une marche
intitulée Never again (« Plus jamais ça ») dans les rues de la capitale pour
réaffirmer sa volonté de voir les recommandations de la TRRC respectées. Un
message directement envoyé au gouvernement gambien.
« Barrow montre enfin son vrai visage, conclut Fatou Jagne
Senghore. Il a remporté l’élection de manière démocratique, mais il est parvenu
au pouvoir car le pays voulait tourner la page de ces années de dictature. Cela
choque les Gambiens de voir qu’il utilise ces mêmes leviers démocratiques pour
valider une alliance contre-nature, qui vient remettre en cause tous nos acquis
depuis le départ de Yahya Jammeh. »
Avec Jeune Afrique