Depuis quelques jours, un dialogue qui se devrait d’être constructif a fait place à un monologue sans précédent. Des théologiens à la posture pontifiante, des imams aux discours moralisateurs, ou de simples citoyens aux cultures juridiques et religieuses limitées, ont envahi les réseaux sociaux. Chacun, partant de sa propre logique, de ses propres conjectures, participe comme il l’entend à ce débat dit national dont le but, dans la majorité des cas, semble être d’apostropher l’imam Nanfo d’injures graves. Le motif de nos théologiens autoproclamés ? Très simple, nous répondent-ils, avec l’entrain et le sourire trompeusement amicaux du bigot galamment muré dans ses certitudes.
Pour eux, l’imam Nanfo n’est pas
simplement dans l’erreur ; il aurait trahi, par ses prières incessantes en
langue malinké, un des piliers de la religion musulmane. Ce ne serait donc
simplement pas un musulman qui semble être à contre-courant de la doxa. Ce
serait un ennemi de l’Islam, un incroyant.
Ces juges autoproclamés ont pris acte
de la violation de l’un des principes intangibles de la religion et leur
sentence est sans appel : l’accusé est coupable d’imposture, de mécréance.
Ainsi donc, il doit payer le prix de sa conduite incrédule et infâme.
Il ne s’agit plus, dans leur posture
magistrale, d’attendre que la trompette du jugement dernier sonne pour
assister, festif et joyeux, à la damnation éternelle du coupable. Non, ce
qu’ils veulent, c’est une exécution immédiate de leur délibération.
Les pouvoirs publics, normalement
garants du respect du principe constitutionnel de la laïcité tel que cela
résulte des dispositions de l’article 1er de la constitution, sont
volontairement responsables du dévoiement du sens hautement significatif de ce
principe républicain.
De même, si nous estimons que le
traitement dont est victime l’imam contrevient à la législation en vigueur,
cela va de soi pour ce qui est des règles et principes islamiques. Nous
soutenons en ce sens que nul ne dispose du statut de juge divin pour déterminer
la prédestination à l’enfer ou au paradis. Seul Dieu jouit de cette prérogative
exclusive.
Mieux, la problématique suscitée par l’imam
n’est pas nouvelle contrairement à ce que certains s’évertuent à démontrer ;
elle est en revanche ancienne et remonte aux origines de l’islam. Il convient,
à ce point, de faire une mise au point :
Notre objectif ici n’est nullement de donner raison à quelque groupe que
ce soit, de marteler ou d’imposer une quelconque vérité. Nous nous proposons,
au contraire, de sortir le débat du festival d’outrecuidance et de martèlements
moralisateurs qu’il est devenu en faisant l’état des lieux d’une discussion
théologique qui a opposé les grandes écoles de pensées, les grands successeurs
des khalifes de l’islam, c’est-à-dire les Tabiines.
De la traduction du Coran et de son
utilisation dans la prière
Le coran est la parole de Dieu révélée
mot pour mot en arabe au prophète Muhammad (sws). Si cette déclaration fait
l’unanimité des musulmans, celle postulant la sacralité de l’arabe l’est tout
au moins. Deux raisons expliquent ce contraste. Pour les partisans de la théorie
de l’inimitabilité, le coran est une parole incréée, éternelle et donc,
insusceptible de traduction.
Par conséquent, la langue arabe, et
c’est ce que nous allons voir, ne serait pas seulement un habillage verbal
détachable du message ontologiquement divin ; elle en constituerait l’apparence
consubstantielle. De sorte qu’il est impossible, quel que soit l’exactitude
d’une traduction, de la considérer non seulement comme étant la parole de Dieu
mais aussi de l’utiliser dans la prière. Pour les partisans de la théorie
inverse, le coran est une parole créée et le texte coranique, un phénomène
historique qui se situe dans le temps. Ainsi donc, l’arabe n’est rien d’autre
qu’un simple véhicule de transmission du message divin au même titre que les
autres langues de révélation.
La traduction du coran et la prière en
langue traduite : une action impossible sous-tendue par la sacralité de l’arabe
et la limite du discours interprétatif
Le texte coranique est intangible et
sacré, aussi bien dans sa dimension linguistique que substantielle. En tant que
reproduction d’un archétype divin, il est parfait et intraduisible. Ses
vocables sont les plus purs, agencés selon les rapports organisateurs les plus
parfaits et contiennent les idées les plus justes sur l’unicité de Dieu
(Mehiri). On voit que la place de la langue arabe demeure donc très originale,
car liée à l’existence du coran. Si bien que, pour la majorité des musulmans,
la canonicité de la langue arabe est attribuable au coran lui-même, à son
origine divine et à son caractère inimitable (Al Rummânânî). L’inimitabilité
serait donc le résultat du défi lancé par Dieu à tous les humains de tous les
temps pour produire un livre semblable (coran 2, 23 ; 10,38 ; 11,
13…). Ce défi concerne la forme (Lafz), le contenu (Ma’na) et le lien entre les
deux (Nuzûm).
Il en résulte que, toute traduction
ayant pour objet de substituer le texte coranique en langue arabe se confronte
à l’impossibilité de reproduire dans la langue traduite la phonologie, le
rythme, la prosodie de la langue originelle de même que le sens transcendant
qui y est attaché. Ainsi donc, le coran en tant qu’il est la parole éternelle
de Dieu ne pourrait faire l’objet de traduction. Seul pourrait être traduit le
commentaire de la compréhension humaine (tafsir) du texte divin.
Dans sa Rîsâlâ, l’imam Shafî’î,
fondateur de l’école Shaféite, considérait que la révélation s’est faite en
langue arabe pure à laquelle aucun mot d’une autre langue n’aurait été mélangé
et que toutes les autres langues doivent lui être subordonnées. C’est dire à
quel point le contenu de la parole divine et son habillage verbal arabe
sont imbriqués. Symétriquement, Az Zakarsi, éminent théologien de l’école
Shaféite, estimait que la traduction littérale du coran en persan ou dans
une autre langue est interdite. Pour lui, il est impératif de lire le coran
dans sa forme originale qui préserve son inimitabilité qu’aucune traduction ne
peut exprimer. Conséquemment, toute prière formulée dans une langue autre que
l’arabe est invalide.
Ce discours, s’il suscite l’adhésion
de la majorité des doctrines musulmanes, n’en demeure pas moins insusceptible
de mise en cause. D’une part, l’argument de l’intraductibilité du coran en
raison de son inimitabilité formelle a été battue en brèche à cause de l’universalisme
de l’islâm. D’autre part, la présentation de l’arabe comme langue divine est
contraire à la volonté de Dieu d’envoyer aux hommes des messagers humains tout
en se servant des langues humaines comme vecteur de transmission de ses
paroles.
La traduction du coran et la prière en
langue traduite : une action possible justifiée par l’universalité de la parole
divine et la tangibilité de l’arabe
La spécificité du prophète Mohamed
(SWS) est d’être porteur d’un message divin universaliste, ce qui implique que
tous les destinataires (Hommes et Djinns) ont une audibilité et une
compréhension égale de son contenu. C’est le sens de la notion coranique ‘’wa
ma ar salnah ka ilah rahmatan lil ahlamine’’ (Tu as été envoyé comme une
Miséricorde pour l’Univers).
Dès lors, l’accession au sens profond
de la parole divine est consubstantielle à sa transcription intégrale dans
toutes les langues humaines créées par Dieu, au même titre que l’arabe. C’est
d’ailleurs à cause de la personne du Messager et de sa zone géographique que la
langue arabe a été choisie comme langue intermédiaire pour véhiculer le message
aux alentours de la Mecque, puis aux autres peuples. Cela est une tradition
divine car, tous les prophètes et Messagers (SWS) ont transmis le message dans
la langue locale de leur communauté (wa ma ar salna mine rassouline ila
bilisani kawomi).
Cependant, la prière est un acte
spirituel particulier pendant lequel le croyant communique, glorifie, remercie
et demande pardon à son Dieu. Le prophète (SWS) nous a recommandé de prier
comme si nous voyions Dieu en face.
Il va sans dire qu’il est impossible
d’accomplir un tel acte spirituel d’une haute concentration, sans pour autant
comprendre le sens réel de nos invocations. C’est dans ce sens que l’imam Abu
Hanifa, l’un des plus grands fugaha (théologien) de la civilisation musulmane,
fondateur de l’école Hanafite, a estimé qu’il est non seulement possible de
transcrire le Coran dans une langue autre que l’arabe mais aussi - et ce point
est essentiel -, d’en faire usage pour la prière, notamment en Persan.
De même, le Mutazilisme, une école de
théologie musulmane apparue au VIIIe siècle a développé une interprétation
coranique consistant à distinguer le laf’z (lettre) du Ma’ana (sens). Il faut
dire que le laf’z n’est que la forme et l’habillage linguistique, alors que le
Ma’na est le fond et le contenu du message. Pour eux, la forme importe très peu
devant le fond qui est l’expression de la parole de Dieu. Ainsi donc, la
transcription du Coran dans une autre langue ne dénature nullement le contenu
et le sens de ses prescriptions.
Le mérite des Mutazilites (Wassil Ibn
Ata, l’imam Abou Hanifa et bien d’autres) est de démystifier la langue arabe,
de briser ainsi la doxa religieuse qui mettait en avance la primauté de la
langue arabe et faisait d’elle un moyen d’impérialisme linguistique. Que la
langue arabe soit l’horizon indépassable de la relation entre le fidèle musulman
et son Dieu oblige subtilement tout croyant à apprendre l’arabe pour mieux
pratiquer sa foi. Ce qui est aux antipodes même de la conception universaliste
du Saint Coran.
En faisant une réflexion impartiale
sur l’aspect historique de la pratique de l’imam Nanfo, l’on se rend aisément
compte qu’il s’agit là d'une problématique très ancienne qui fut largement
discutée par d'éminentes écoles de pensée bien avant le VIII e siècle. Il est
donc intellectuellement et religieusement malhonnête d’en faire un sujet purement
récent.
Laconiquement et pour toutes ces
raisons, nous demandons, au motif de la nécessité du respect inconditionnel de
nos lois et du traitement égalitaire des justiciables, la libération immédiate
de l’imam, peu importe qu’on soit d’accord ou en désaccord avec sa pratique
cultuelle. Cela y va de notre cohérence en tant que société et de notre volonté
de faire nation.
Auteurs :
Alpha KABA
Alpha Saliou DIAKITE
(Juristes en droit public)