Journaliste et homme d’affaires, il avait lancé le magazine panafricain
en 1960. Il est décédé à Paris des suites du Covid-19, à l’âge de 93 ans.
Béchir Ben Yahmed est décédé ce
lundi 3 mai à l’hôpital Lariboisière, à Paris, des suites du Covid-19. Jusqu’à
son hospitalisation, fin mars, cet ancien élève de HEC natif de l’île
tunisienne de Djerba aura délibérément refusé de porter le masque et de se
faire vacciner, tout en continuant de vouloir serrer la main à ses
interlocuteurs. Ainsi disparaît, à 93 ans, le patron de Jeune
Afrique, le seul news magazine panafricain pouvant
s’enorgueillir d’avoir franchi le cap des 60 ans.
L’aventure commença à Tunis le
17 octobre 1960 – année-phare de l’indépendance de 17 pays
africains – sous la dénomination Afrique Action, avant de se
poursuivre l’année suivante, après une escale à Rome, à Paris sous
l’appellation Jeune Afrique. Depuis, au gré des périodes fastes ou de
vaches maigres, des attentats terroristes, des crises internes et des
controverses, notamment autour des publireportages ou de la complaisance
supposée de l’hebdomadaire vis-à-vis de certains régimes africains, le groupe
de presse a tenu le coup. Et « 1960 » est même devenu autant une
année fétiche qu’un socle pour son fondateur, souvent désigné par ses initiales
« BBY ». On retrouve ainsi « 1960 » dans les quatre
derniers chiffres du standard téléphonique de la rédaction sise rue d’Auteuil,
dans le très morne XVIe arrondissement de Paris.
Plusieurs journalistes et auteurs
de renom ont démarré leur carrière ou ont longtemps collaboré à Jeune
Afrique : Frantz Fanon, l’écrivain Kateb Yacine, le futur académicien Amin
Maalouf (Prix Goncourt 1993 pour Le Rocher de Tanios), Josette Alia,
Guy Sitbon, Leïla Slimani (Goncourt 2016 pour Chanson douce)… Et surtout
Jean Daniel, qui raconte dans ses mémoires combien il doit la vie à Béchir Ben
Yahmed, venu à sa rescousse alors qu’il était gravement blessé lors
d’affrontements entre soldats tunisiens et français en juillet 1961 à Bizerte.
Il s’en est suivi une longue amitié entre les deux patrons de presse jusqu’à la
disparition du fondateur du Nouvel Observateur, en février 2020.
Au cours de son histoire
sexagénaire, le journal a connu quatre attentats ou tentatives d’attentats
terroristes. Le premier, en 1961, fut attribué à l’Organisation de l’armée
secrète (OAS), favorable à la présence française en Algérie. Le deuxième au
groupuscule d’extrême-droite Charlemagne. En 1979, des pains de dynamite ont été
découverts et désamorcés à la rédaction. Et en mars 1986, une partie des locaux
a été soufflée par la déflagration d’une bombe, un attentat probablement
commandité par l’entourage immédiat de Mouammar Kadhafi.
Engagé pour la cause du tiers-monde
Très lié à Pierre Mendes France
et à Michel Rocard, Béchir Ben Yahmed était un journaliste à l’intelligence
vive doublé d’un redoutable homme d’affaires. Il écrivait à l’encre verte,
comme Habib Bourguiba – dont il fut le ministre de l’information à
l’indépendance de la Tunisie,
en 1956. Ce signe distinctif fit des émules au sein de la rédaction, où l’on
vit apparaître des notes de collaborateurs écrites à l’encre mauve, violette et
rouge… Jusqu’au début des années 2010, il régna en maître absolu à la tête d’un
groupe de presse qui compta un moment jusqu’à plusieurs titres, une maison
d’édition, une agence de voyages et même un magasin de meubles. L’homme était
exigeant avec lui-même comme avec ses collaborateurs. Il soumettait avant
publication ses éditos – initulés « Ce que je crois » – à
un petit cercle de journalistes et n’hésitait pas à intégrer leurs avis,
critiques et corrections.
Sous sa houlette, les conférences
de rédaction, généralement ouvertes à des invités extérieurs (ministres,
diplomates, écrivains et confrères), étaient spartiates, bien souvent tendues.
Il distribuait les bons et mauvais points, décrétait qui méritait le label
de « vrai journaliste » et qui était « journaliste
moins complet ». Il faisait calculer la production des journalistes
et le plus stakhanoviste au sein de la rédaction se voyait octroyer, en fin
d’année, un quatorzième mois de salaire. L’homme était avenant, à l’écoute, compréhensive
et généreuse. Il pouvait tout aussi bien être sentencieux. Ainsi n’hésita-t-il
pas à lancer un jour, devant une assemblée médusée, la formule « être
malade est une faute professionnelle », sans que l’on sache s’il
s’agissait ou non d’une (mauvaise) plaisanterie.
Le recrutement des salariés
valait aussi le détour. Il passait entre autres par le tamis d’un cabinet de
graphologie, « science » d’analyse de l’écriture dont le patron était
féru. BBY avait l’élégance de communiquer copie des résultats de l’analyse
graphologique à la nouvelle recrue. Il répétait à l’envi l’exercice, comme pour
bien s’assurer de la « bonne » évolution de l’employé et, plus
probablement, de sa loyauté vis-à-vis de l’entreprise.
Engagé pour la cause du
tiers-monde sans pour autant être un militant, Béchir Ben Yahmed a rencontré et
parfois interviewé Gamal Abdel Nasser, Ahmed Ben Bella, Ahmed Sékou Touré,
Patrice Lumumba, Mehdi Ben Barka, Che Guevara et Fidel Castro, à Cuba, tout
comme Ho Chi Minh au cours d’un voyage au Vietnam en 1967. Il a assisté en 1957
à l’indépendance de la Gold Coast (le Ghana) au côté de « l’osagyefo » Kwame
Nkrumah. Homme de paradoxe, il a noué sur le tard une bien étonnante amitié
avec le très controversé « homme de l’ombre » du général de Gaulle,
Jacques Foccart, dont Jeune Afrique a co-édité les mémoires avec Fayard.
Et après avoir longtemps résisté, le fondateur de Jeune Afrique a
finalement été naturalisé français en 1994.
Faire un « New Yorker » à la française
Gros consommateur de journaux,
avec une faiblesse marquée pour les britanniques The Economist et Financial
Times, ce bourreau de travail venait au journal à pied, à vélo et, avec
l’âge, en voiture avec chauffeur. Il y arrivait tôt et retournait chez lui en
début d’après-midi. Il aimait la bonne chère, le bon vin et s’offrait un cigare
en fin de repas à domicile, tout en zappant avec la télécommande de son
récepteur de télévision, comme s’il ne voulait pas louper une miette de
l’actualité. A la maison, il avait table ouverte, et pas que pour des
célébrités. Les invités défilaient rue de Varenne, avenue Foch, rue Descamps,
rue de l’Université, dans ces beaux quartiers parisiens où vécut BBY. Parmi les
personnalités dont il appréciait la compagnie, Alassane Ouattara, Abdou Diouf,
Michel Rocard ou encore François Mitterrand, reçu plusieurs fois à dîner alors
qu’il était à l’Elysée.
Jamais à court d’idées, profitant
du changement de millénaire, il décida de renouveler le nom de l’hebdomadaire.
Contre l’avis de ses amis, de ses proches et de l’écrasante majorité de la
rédaction, sidérée, il décida de substituer au titre Jeune Afrique celui
de L’Intelligent. « Un journal qui va vers sa 41e année
peut-il continuer indéfiniment à s’intituler “jeune” ?, tenta-t-il
d’expliquer dans une note interne datée du 29 décembre 1999. Le
continent qu’il sert et où il trouve la majorité de ses lecteurs ne doit-il
pas, lui-même, quitter la jeunesse et sa fougue qui le prédispose aux erreurs
pour devenir adulte, entrer dans la voie de la maturité ? Nous avons
décidé d’abandonner le nom Jeune Afrique, dont nous mesurons ce qu’il
représente pour vous comme pour nous. Pour le remplacer, nous avons choisi un
titre qui fera sursauter plus d’un : L’Intelligent. » Stupeur !
Protestations de lecteurs viscéralement attachés au titre, sinon au mot
« Afrique ». L’aventure tourna court et l’on revint, après moult
péripéties, à la dénomination originelle.
Ces dernières années, Béchir Ben
Yahmed avait un peu levé le pied, consacrant l’essentiel de son énergie à
l’animation du bimestriel La Revue, lancé en 2003 et dont il était
l’unique actionnaire, avec pour ambition avouée d’en faire un « New
Yorker à la française ». Il avait aussi commencé à « ranger
ses affaires » dans la perspective d’organiser sa succession. Plusieurs
solutions s’offraient à lui : confier la gestion du groupe Jeune Afrique à une
fondation d’Afrique subsaharienne ; transmettre le témoin au directeur de
la rédaction et fidèle compagnon de route, François Soudan ; procéder à
une succession héréditaire en remettant le gouvernail à ses deux fils, Amir et
Marwane Ben Yahmed, respectivement âgés de 49 et 44 ans. C’est,
finalement, cette dernière solution qu’il a choisie.
Par Francis
Kpatindé (in Le Monde)