Au Sénégal, Adji Sarr prend la parole pour la première fois depuis près
d’un an. Le 3 février 2021, la jeune employée d'un salon de massage avait
accusé de viols répétés Ousmane Sonko, figure de l’opposition à la tête du
Pastef, qui lui dénonce un complot politique. Une affaire judiciaire qui avait
provoqué de violentes émeutes et 13 morts officiellement.
Tandis qu’elle parle, Adji Sarr
effleure du bout des doigts un récent tatouage gravé de son prénom sur son
poignet. « Tout le monde me disait de changer de nom, pour ne plus être
reconnue, mais j’ai refusé, car je suis fière d’être qui je suis », lance la
jeune femme, qui a accusé l’opposant politique Ousmane Sonko en 2021 de viols
répétés dans le salon de massage où elle était employée.
Cette affaire judiciaire avait
embrasé le Sénégal, provoquant des émeutes violentes et meurtrières à travers
le pays, alors que le dirigeant du parti le Pastef dénonçait un complot pour
l’écarter de la scène politique. Au total, 13 morts selon les chiffres
officiels et 590 blessés ont été comptés par la Croix rouge. Un an plus tard,
Adji Sarr sort de son silence « pour que la vérité éclate », accordant quelques
entretiens à des médias triés sur le volet.
Le visage caché par de larges
lunettes et un masque chirurgical, elle est arrivée discrètement dans un lieu
tenu secret où se tient la rencontre, toujours accompagnée de trois policiers
qui assurent sa sécurité. Une protection obtenue face aux risques d’agression
alors que la jeune femme est devenue l’ennemie numéro un des sympathisants
d’Ousmane Sonko.
« Tout le monde m’insultait, j’avais tout le temps peur »
Adji Sarr commence d’abord à
réitérer ses accusations, d’une voix ferme. Mais rapidement, elle se rappelle
des conséquences qui se sont enchaînées en cascade : son nom dévoilé dans la
presse et sur les réseaux sociaux, les attaques virulentes contre elle sur
internet et dans les unes des journaux, puis les manifestations et les morts.
« Je ne dormais pas, je ne
mangeais pas… Tout le monde m’insultait, j’avais tout le temps peur des
violences ; même en allant à la douche,
je portais mes habits par peur d’être attaquée. Et même ma propre famille avait
peur de s’identifier à moi et craignait de m’appeler au téléphone ou de venir
me voir, de peur d’être tués après. Je redoutais de sortir et d’être reconnue…
ce qui continue jusqu’à aujourd’hui », témoigne la jeune femme. Ses anciennes
collègues du salon de massage n’ont donc pas souhaité témoigner dans le cadre
de l’enquête, de peur de se mettre elles-mêmes en danger.
Du côté de l’opposition, on
l’accuse de participer à un complot ourdi par le régime du président Macky
Sall, mais aussi d’être une femme vénale et de « mauvaises mœurs ». « Cela n’a
jamais été pour nous une affaire privée, mais une stratégie du pouvoir qui
utilise la femme et le corps de la femme pour atteindre un adversaire politique
», dénonce avec véhémence Bassirou Diomaye Faye, cofondateur du Pastef et
actuel président du mouvement national des cadres patriotes du même parti. Des
accusations qu’elle balaie d’un revers de main. « S’il y a complot, je jure que
je n’en connais pas les auteurs… Si je les connaissais, je n’aurais pas de
problème pour manger, pour boire ou pour faire quoique ce soit »,
explique-t-elle. Une théorie du complot qu’écarte aussi la majorité au pouvoir.
« C’est une tentative d’entrave à
la justice suite à une affaire judiciaire privée entre deux citoyens sénégalais
», estime Pape Mahaw Diouf, porte-parole de la coalition de la majorité, Benno
Bokk Yakaar.
Désormais, Adji Sarr raconte
vivre avec sa tante et des sœurs, avec qui elle déménage régulièrement pour ne
pas être repérée. Seule une association – qui souhaite garder l’anonymat pour
des raisons de sécurité – l’aide au quotidien pour assurer ses dépenses.
Enfermée entre la chambre et le salon, elle ne peut même pas aller sur le
balcon ou hausser la voix, de peur d’éveiller les soupçons et d’être reconnue.
« Je ne fais rien à part prier », explique la jeune femme, qui se raccroche
aussi à l’écriture d’un livre autobiographique. Mais elle dort « très mal » et
est obligée de prendre des médicaments pour trouver le sommeil, moment où elle
a constamment l’impression d’être agressée. Elle raconte souffrir de stress
post-traumatique et dénonce le fait de n’avoir aucune aide de l’État.
Ousmane Sonko élu maire de Ziguinchor
Pendant ce temps, Ousmane Sonko a
été élu maire en janvier 2022 de Ziguinchor, l’une des plus grandes villes au
sud du pays, et se prépare aux élections législatives de juillet prochain alors
qu’il est l’un des leaders principaux de la coalition de l’opposition Yewwi
Askan Wi. « Quand Sonko a été élu maire, j’ai pleuré toute la nuit. Quelqu’un
qu’on a accusé de viol et qui devient maire… Alors qu’avant d’être accusé de
viol, il n’était rien du tout seulement un simple député… Ce qui me fait le
plus peur, c’est qu’il a de plus en plus de pouvoir », redoute Adji Sarr, qui
craint de le voir un jour président de la république.
Car aujourd’hui dans l’incapacité
à travailler, la jeune femme ne peut plus avoir une « vie normale » au Sénégal.
Elle cherche à partir à l’étranger, mais surtout pour revenir plus forte chez
elle afin de défendre les droits des femmes. « Au Sénégal, les femmes
combattent les femmes. Ce que j’ai vécu, je ne veux plus qu’aucune femme ne
vive ça », lance-t-elle, déçue que les organisations féminines ne la défendent
pas davantage. Certaines lui avaient répondu « d’attendre de savoir si les
accusations sont fondées », avant de l’accompagner dans sa plainte.
Aujourd’hui, elle a décidé de
prendre son engagement en main, par exemple en soutenant sur les réseaux
sociaux Ndèyne Fatima Dione, la Miss Sénégal qui avait aussi dénoncé être
victime de viol. « Je suis une femme battante, j’ai surmonté tout ce qui s’est
passé au cours de l’année précédente… je vais me battre jusqu’au bout »,
explique la plaignante.
Un procès qui approche
À l’approche du 3 mars, date à
laquelle Ousmane Sonko a été arrêté sur le chemin vers le tribunal pour «
trouble à l’ordre public » et donc date du début des émeutes, Adji Sarr est
dans l’appréhension. « D’un côté, j’ai peur du harcèlement et des insultes qui
vont ressortir, mais en même temps je veux me battre et il est temps que l’on
arrête de parler à ma place. »
L’instruction est toujours en
cours, mais Adji Sarr assure n’avoir aucune idée de l’avancée du dossier
judiciaire et commence à devenir impatiente. « Je ne veux rien d’autre qu’un
procès pour que je puisse retrouver ma vie d’avant. J’en ai trop besoin »,
insiste-t-elle.
Ousmane Sonko doit encore être
entendu par le juge. « Nous souhaitons que Sonko soit rapidement auditionné
pour lever l’épée de Damoclès au-dessus de sa tête et faire éclater la vérité
», lance Me Bamba Cissé, l’avocat de l’opposant politique. Après l’échec d’une
première tentative, il a réitéré la demande de la levée du contrôle judiciaire
qui lui a confisqué son passeport et qui l’empêche de voyager en dehors du
Sénégal.
Sollicité après la publication
des premières déclarations d'Adji Sarr, le responsable de la communication du
parti d’Ousmane Sonko, El Malick Ndiaye a répondu : « Cette affaire est
derrière nous. Focus sur l’essentiel : "les législatives (de juillet
prochain) et la présidentielle de 2024" ».
Alors que l’affaire avait ralenti
suite au décès du juge d’instruction en avril 2021, remplacé sept mois plus
tard, M. Abdou Dyaly Kane, qui défend Adji Sarr rappelle que « la victime peut
demander des actes d’instruction, comme un test ADN de M. Sonko car des prélèvements
avaient été faits ».
Désormais, la jeune fille explique seulement attendre son procès même si elle a peu espoir dans la justice. « J’ai compris que dans ce pays, il n’y a que le pouvoir qui marche. Si tu n’as pas d’argent et si tu n’as pas de pouvoir, tu n’es pas considérée. La justice est à double vitesse… », explique-t-elle, résignée.
Rfi