Au vu du climat sécuritaire qui prévaut aujourd’hui au Mali, au Burkina
Faso et même au Niger, un pays comme la Guinée a des raisons d’envisager la
menace jihadiste comme un fléau plutôt lointain. Heureusement, dirions-nous.
Mais, lit-on dans le djely, l’auteur des
lignes qui suivent nous invite à ne pas nous en tenir à ça. De fait, les pays
côtiers comme le nôtre relèvent des prochaines cibles des islamistes. Et le
meilleur moyen que nous avons de nous y préparer, c’est la gestion des lignes
de fracture que l’ennemi serait tenter d’exploiter. Et ces lignes de fracture
sont d’ordre politique, communautaire et même de gouvernance. En tout cas,
l’unité et la cohésion autour de l’Etat demeurent à date la meilleure arme face
au terrorisme islamiste qui a juré de s’assurer le contrôle de la région du
Golfe de Guinée. Comprendre l’avancée de l’insurrection jihadiste vers le Golfe
de Guinée
Le jeudi 12 janvier 2023, la Cour
constitutionnelle béninoise a confirmé la large victoire aux élections
législatives du Président Patrice Talon. Ce scrutin est important, bien que
dénoncé par l’opposition, parce qu’il donne les coudées franches au Président
du Bénin pour faire face à un défi d’envergure : encaisser les attaques
jihadistes et prévenir l’installation de ces groupes dans le tissu social
béninois. Car au Bénin, le jihad est déjà déclaré.
Cette épreuve de taille se pose
dans les mêmes termes au Togo, au Ghana, en Côte d’Ivoire, en Guinée et, dans
une moindre mesure, au Sénégal. Les pays côtiers du Golfe de Guinée subissent
des attaques jihadistes régulières contre leurs postes militaires à leur
frontière nord, ainsi que les premiers raids dans les villages isolés pour
imposer le silence et la loi islamique.
Bénéficiant de bases à l’extrême-sud du Mali et du Burkina Faso, les
groupes affiliés à la branche sahélienne d’Al Qaïda, appelée JNIM, ont décrété
le jihad dans ces nouveaux pays et multiplient les attaques meurtrières.
La visite du Président français à
Cotonou, le 27 juillet 2022, les annonces de la CEDEAO, en décembre 2022,
actant la création d’une « force d’intervention contre le terrorisme »
conjointe ou l’Initiative d’Accra s’inscrivent dans ce contexte. L’annonce
récente d’une nouvelle stratégie militaire française dans les prochains mois
implique la prise en compte de cet enjeu fort : comment aider ces pays côtiers
à faire face à une menace qui leur est nouvelle et particulièrement dangereuse,
mais qui reste souvent sous-estimée par ces derniers ?
Si la réponse militaire et
sécuritaire ne peut pas être évitée à court-terme, il y a un risque important
que les erreurs qui ont nourri le jihadisme au Sahel soient reproduites par les
pays côtiers comme par les Européens. La possibilité d’anticiper le phénomène
oblige, au contraire, à une réponse ambitieuse et transversale, avec un focus
important sur les fractures politiques, économiques et sociales susceptibles de
représenter un terreau fertile de recrutement et d’implantation d’Al Qaïda ou
de l’État Islamique.
Pour quelle raison les jihadistes visent ces pays côtiers ?
Pendant les premières décennies
d’implantation et d’expansion des groupes jihadistes sahéliens, ces pays
représentaient des opportunités de mener des opérations terroristes à forte
dimension symbolique. Les attentats de Grand Bassam de 2016 en Côte d’Ivoire,
dont le procès s’est tenu récemment, ou l’enlèvement de deux touristes français
au Burkina Faso, le 1er mars 2019, en sont les exemples les plus éloquents.
Toutefois, ces pays sont restés longtemps hors de portée de la stratégie
jihadiste, initialement focalisée sur le Mali, la Mauritanie et le Niger, ce
qui n’a pas incité leurs décideurs politiques à prendre conscience de la menace
de moyen-terme qui se profilait.
Un objectif stratégique visant à
amplifier leur image menaçante et, ainsi, forcer leurs adversaires à la
sur-réaction ;
Un double objectif tactique
visant à investir les forêts frontalières pour installer des bases (markaz),
accroître leurs capacités de déplacement et sécuriser un corridor très
important entre le Burkina Faso et le Nigéria, où se trouvent des partisans
d’Al Qaida comme de l’État Islamique.
Il faut intégrer ces éléments
dans leur cadre stratégique de référence et ne pas sous-estimer les
opportunités offertes avec ces nouveaux pays pour enlever des Occidentaux (plus
d’une soixantaine depuis le début des années 2000) et cibler des objectifs
symboliques. Plusieurs dizaines de milliers de Français vivent dans cette
région et un certain nombre d’entreprises étrangères y sont implantées.
Les groupes jihadistes savent que
les populations musulmanes de ces pays sont marginalisées. On retrouve, comme
au Sahel, un conflit de ressources avec de fortes tensions entre les
agriculteurs sédentaires et les éleveurs nomades, ces derniers étant liés,
souvent mais pas systématiquement, aux populations peules (voir analyse
précédente de l’auteur).
À ces fractures communautaires et
socio-économiques, un facteur religieux supplémentaire s’ajoute : une forte
présence de populations chrétiennes, ce qui est différent du Sahel, et des
élites parfois enclines à marginaliser les musulmans. Conscients de leurs
limites, les jihadistes agissent avec prudence dans le déclenchement de la
guerre. Ainsi, s’ils ont décidé de s’attaquer au Bénin et au Togo, ils freinent
leurs attaques en Côte d’Ivoire et ne frappent pas encore le Ghana ou la
Guinée. D’autres processus sont à l’œuvre : si les raids sont des techniques
militaires éprouvées, ils restent moins performants et moins durables que
l’entraînement préalable et la réimplantation de nationaux recrutés localement.
Le Bénin et le Togo, deux nouveaux fronts du jihad
Le Bénin et le Togo sont de
petits pays, longilignes, ce qui facilite une relative déconnexion entre les
capitales côtières et les frontières du Nord, plus difficiles à contrôler. Ainsi,
depuis 2021, les jihadistes du JNIM installés dans les zones forestières du sud
du Burkina Faso y mènent des raids réguliers et meurtriers. La porosité des
frontières et la topographie spécifique de la région permettent à des petits
groupes de jihadistes des aller-retours du côté burkinabé de la frontière pour
mener leurs attaques. Les parcs nationaux d’Arli, de la Pendjari et du W
servent de zone de projection et de repli. En outre, les conflits de ressources
et de gouvernance entre les autorités politiques, d’une part, et les
populations vivant dans ces parcs, d’autre part, constituent une fracture
exploitée par les jihadistes.
Les armées de ces deux pays,
soutenues par une coopération avec la France, les États-Unis, l’Union
européenne ou des alliés africains comme le Rwanda, mettent en place des
patrouilles militaires au nord et des dispositifs de renseignements dans les
villages visés par les jihadistes. Ces efforts permettent de gagner du temps
mais s’avèrent insuffisants. Des efforts de restructuration sont en cours au
Togo, pour signaler la prise en compte de l’enjeu par le Président Faure
Gnassingbé sur fond de tension politique. Un dialogue existe, mais il y a
encore des progrès importants à mener sur le plan des échanges et de la
coordination entre le Togo, le Bénin et le Burkina Faso, dont les armées sont
dépassées par la fragmentation en cours du pays.
Si le Togo et le Bénin sont
visés, c’est aussi parce qu’ils présentent des vulnérabilités importantes,
exploitables par la propagande jihadiste. Les fractures sociales et politiques
sont fortes : l’opposition politique est isolée et les procès en « islamisme »
sont utilisés pour réprimer certaines personnalités dans le cadre de la
compétition démocratique interne (voir le bulletin de grande qualité du centre
FrancoPaix de l’université de Québec). Ces tensions présentent un risque
d’instrumentalisation par les jihadistes qui pourront recruter facilement si
les autorités ne permettent pas un pluralisme politique apaisé et inclusif.
Si le Togo et le Bénin sont visés, c’est aussi parce qu’ils présentent
des vulnérabilités importantes, exploitables par la propagande jihadiste.
Comme expliqué ci-dessus, un
facteur religieux existe : dans ces deux pays, tout comme au Ghana, les
musulmans représentent moins de 20 % d’une population majoritairement
chrétienne. Des fractures religieuses latentes, déjà allègrement exploitées par
les jihadistes au Nigéria et en République Démocratique du Congo, pourraient
constituer un nouvel axe fort de la propagande et de la prédication du JNIM
dans cette région.
Enfin, on observe un phénomène de
frictions au sein de l’islam dans ces deux pays, assez similaires à d’autres
nations de la région : les organisations traditionnelles, d’obédiences plutôt
soufies et plus ou moins proches du pouvoir, sont elles-mêmes contestées par
une partie de la jeunesse plus réceptive à des pratiques plus fondamentaliste
et révolutionnaire de l’islam. Cette tension est très facile à exploiter pour
les jihadistes qui représentent une avant-garde séduisante pour cette jeunesse
et constitue un point de vigilance qui doit être appréhendé hors du champ
sécuritaire pour éviter de valider la propagande jihadiste.
Le Ghana est l’exception
anglophone de cet espace géographique, issu de la décolonisation britannique.
Il a un niveau de développement supérieur à ses voisins, mais se trouve
actuellement frappé par une crise économique très importante : le pays s’est
déclaré en faillite. Cette fragilité s’ajoute à un fort accroissement de la
tension au nord qui a explosé avec la menace jihadiste, encore peu palpable
pour les populations, mais surtout l’arrivée de nombreux réfugiés burkinabé sur
le territoire ghanéen. Cette fébrilité fait des étincelles entre les
communautés agricoles et pastorales, avec une répression des éleveurs peuls et
une tentation de se faire justice.
La Côte d’Ivoire a un temps
d’avance sur ses voisins sur l’appréhension d’Al Qaïda/AQMI et de sa branche
sahélienne du JNIM pour au moins trois raisons :
Abidjan a déjà été visé par plusieurs projets terroristes d’AQMI, dont
au moins un a réussi : le massacre de Grand Bassam en 2016 ;
Les autorités d’Abidjan ont
hébergé plusieurs personnalités, à l’image de l’ancien président burkinabé
Blaise Compaoré ou de son conseiller Moustapha Liman Chaffi, détenteurs d’une
connaissance fine des acteurs et stratégies jihadistes ;
Les militaires ivoiriens ont déjà
mené des opérations militaires dans le parc national de Comoé, en mai 2020, aux
côtés de l’armée burkinabè.
Ce coup d’avance pourrait
néanmoins leur jouer des tours et accroître le déni à l’égard d’une menace jihadiste
qui a muté durant la dernière décennie. Les jihadistes installés au sud du Mali
et du Burkina Faso ont déjà mené des infiltrations en 2015 et une série
d’attaques dans les localités de Kafolo, Tehini et Tougbo en 2021, avant de
s’arrêter pour une raison inconnue. Des attaques à Doropo, fin décembre 2022,
pourraient signifier une reprise des attaques, bien que l’insécurité locale
rende difficile l’attribution de ces attaques aux jihadistes.
Si les autorités politiques et
militaires ont pris conscience de la menace, ils doivent maintenant accélérer
un processus de professionnalisation de leurs capacités militaires, sans tomber
dans le piège milicien et tout en agissant d’emblée dans la retenue à l’égard
des populations locales qui ont déjà reçu plusieurs visites des jihadistes
intimant de fermer les écoles, de séparer les hommes et les femmes et de ne pas
collaborer avec les autorités. Enfin, si la Côte d’Ivoire fait face aux mêmes
fractures économiques et sociales que ses voisins, elle doit gérer un facteur
singulier : les vexations et la xénophobie qui couvent en raison des « vieux
démons » créés par les anciens débats sur l’ivoirité.
La Guinée se trouve dans une
situation un peu différente. Le coup d’État de Mamadi Doumbouya, en septembre
2021, a ouvert la voie à une division politique importante et un modèle de
gouvernance qui alterne entre les modèles populistes maliens et burkinabés, et
une prudence qui ménage l’ensemble des partenaires internationaux susceptibles
d’aider à faire face à une menace jihadiste qui s’installe actuellement à la
frontière nord du pays. En effet, le JNIM est parvenu à s’implanter dans les
régions rurales autour de Bamako et y a récemment mené des attaques
récurrentes. Les jihadistes pourraient aisément être en train de s’implanter
dans les espaces ruraux éloignés du nord de la Guinée et peu accessibles, la
seule infrastructure de transport « Sud-Nord » étant un axe routier peu
praticable. Là encore, les discordes intercommunautaires existent mais se
trouvent sensiblement plus structurées politiquement, l’opposant officiel et
historique d’Alpha Condé puis de Mamady Doumbouya, tous deux de la communauté
malinké, étant Celou Diallo, une voix respectée de l’importante communauté
peule, sensiblement mieux intégrée au processus politique et économique. Les
blessures intercommunautaires restent vives, mais il est encore difficile
d’évaluer leur potentiel d’exploitation par les jihadistes.
Si ces grilles de lecture
ethniques ne peuvent et ne doivent pas s’appliquer comme unique filtre pour
observer ces situations, il ne faut pas oublier que les jihadistes les
mobilisent eux-mêmes et qu’à ce titre, ils sont susceptibles d’instrumentaliser
une tension identitaire faible ou sous-jacente. Mélangée avec
l’instrumentalisation des marginalisations socio-économiques, c’est la recette
de toute pénétration durable du tissu social par les jihadistes. Pour cette
raison, les autorités politiques de ces pays doivent opérer un sursaut, se
rassembler et prévenir une situation qui n’a pas encore dérapé.
Que peuvent faire les Africains et les Occidentaux pour soutenir ces
pays ?
Les décideurs des pays côtiers
formulent d’abord une demande d’aide militaire. Si le recours à une force
militaire étrangère sur le terrain semble exclu, la demande en équipement et
formation est centrale. Les Occidentaux doivent répondre de la meilleure
manière à ces demandes, tout en étudiant ce qui n’a pas fonctionné au Mali. Les
formations de l’EUTM (Mission de formation de l’Union européenne au Mali) sont
très critiquées et la montée en capacité des armées maliennes par les armées
françaises, réelle et substantielle, n’a pas permis d’empêcher les multiples
échecs face aux jihadistes et les violations des droits de l’Homme issues d’une
forme de « guerre sale » promue par des armées structurellement violentes. Sans
vigilance, la formation des armées côtières par les Européens pourrait
entraîner les mêmes errements.
De la même manière, il est
évident que le niveau d’équipement ne suffit pas à assurer une réponse
militaire et politique efficace. Par exemple, les mirages proposés par la
diplomatie du drone TB2 turc doivent être dissipés. Comme expliqué ici, ces
drones offrent des capacités nouvelles et utiles, mais ils ne sont absolument
pas l’alpha et l’omega de la réponse militaire.
Cet enjeu est tout sauf une vue
de l’esprit : la majorité des moyens budgétaires nationaux et internationaux
devraient servir en priorité à renforcer la cohésion nationale en travaillant
rapidement à l’inclusion. Le choc jihadiste ne pourra être contenu que si les
citoyens préfèrent se tourner vers l’État pour être protégés plutôt que vers
les jihadistes. Les décideurs doivent en être convaincus et recenser dès à présent
les sources de tensions, souvent connues, qu’il s’agisse de la régulation du
pastoralisme, le développement d’infrastructures publiques, le renforcement de
l’agriculture, le partage de la gouvernance locale et nationale, l’allocation
de ressources à l’éducation et à l’emploi, la gestion inclusive des parcs
nationaux ou le renforcement de la justice… Les effets de ces politiques sont
susceptibles d’apparaître en décalage avec l’urgence de la réalité, mais cette
dynamique doit déjà être mise en œuvre pour immuniser la population nationale
aux tentations de rejoindre le mouvement jihadiste qui, lui, est
particulièrement articulé et en mouvement. Il est impératif de ne pas
sous-estimer cet adversaire.
Jonathan Guiffard, In
institutmontaigne.org