Le procès du bombardement du camp militaire français de Bouaké en Côte
d’Ivoire, en 2004, qui avait fait dix morts (neuf soldats français et un civil
américain), entre dans sa troisième et dernière semaine ce lundi devant la Cour
d’assises de Paris. Seront entendus comme témoins les responsables politiques
français de l’époque : le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin et trois
ministres.
C’est une affaire sur laquelle
planent encore des zones d’ombre. En particulier sur un épisode survenu au
Togo, dix jours après l'attaque. Un groupe d'hommes est arrêté, parmi lesquels,
soupçonnent les Togolais, se trouvent les pilotes. À raison pour au moins l'un
d'entre eux. Alertés, ni le ministère de l'Intérieur de Dominique de Villepin,
ni la Défense de Michèle Alliot-Marie, ni les Affaires étrangères de Michel
Barnier ne donnent suite, et les suspects sont libérés.
« Ils ont tout fait pour qu'on ne puisse pas arriver à tirer le fil »
Pour Jean Balan, avocat de la
majorité des parties civiles, cet épisode montre une entente au plus haut
niveau pour que les pilotes échappent aux mains de la justice. C'est l'élément
clé de sa thèse : le bombardement serait une « manipulation française qui a
tourné à la bavure ». Il l'a redit il y a quelques mois sur l'antenne de RFI :
« Les autorités françaises du gouvernement de l'époque ont absolument tout
fait, de manière concertée, organisée, et ce n’est pas moi qui le dit, c'est la
juge d'instruction, pour que l'enquête judiciaire ne puisse pas prospérer
depuis 2004, et ça a continué par la suite. Ce que je démontre c'est qu'ils ont
tout fait pour qu'on ne puisse pas arriver à tirer le fil. »
Les autres avocats restent sur la
version d’une responsabilité ivoirienne, mais sur cet épisode togolais, ils
demandent la « vérité » aux ministres. Quoi qu’il en soit, dans son ordonnance
de février 2016, la juge d'instruction Sabine Khéris a estimé que s’il n’existe
pas « d'éléments permettant de mettre en cause les hautes autorités de l’État
[…] tout a été orchestré afin qu’il ne soit pas possible d’arrêter,
d’interroger ou de juger les auteurs biélorusses du bombardement ».
Jusque-là, chacun s’est dédouané
de toute responsabilité dans cet épisode. Le ministre togolais de l'Intérieur
de l’époque, François Boko, qui avait lancé l'alerte, a témoigné la semaine
dernière que ses interlocuteurs lui avaient déclaré « avoir reçu l’ordre de ne
rien faire », et que « Paris n’était pas intéressé par ces Biélorusses ». De
l’enquête et des audiences, il ressort qu'à Lomé, l’ambassadeur, les attachés
Défense et Sécurité intérieure, comme l'agent des renseignements français ont
effectivement dit avoir reçu pour consigne de « ne pas se mêler » de cette
affaire, ou pas de consigne du tout.
« Tous les services concernés se renvoient la patate chaude »
Côté Paris, un ancien responsable
du ministère de l’Intérieur a assumé avoir « donné consigne de ne pas
intervenir directement dans l’enquête » arguant que « cela n’intéressait pas
directement le ministère de l’Intérieur ». Une version reprise par le ministre
de l’époque, Dominique de Villepin, à la télévision, en 2016 : « Une juge a
enquêté pendant 12 ans sur une affaire qu'à aucun moment je n'étais amené à
traiter pour une simple raison, c'est que j'étais ministre de l'Intérieur. Je
lui ai répondu ce que je savais, c’est-à-dire pas grand-chose, c’est-à-dire,
rien. » Conséquence : « J'ai l'impression que tous les services concernés se
renvoient la patate chaude », a plusieurs fois fait remarquer le président à
l'audience.
Côté ministère de la Défense,
l’ancien attaché à Lomé dit n’avoir reçu « aucune directive » de sa hiérarchie
: « On n’avait pas les instructions pour se faire remettre ces hommes » a-t-il
témoigné à la barre. Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, a expliqué
qu’« il n’y avait pas de base légale pour arrêter les pilotes ». Une version
que réfute son ancien conseiller juridique, David Sénat, qui sera également
entendu cette semaine. En 2015, Il déclarait à RFI ne « jamais avoir été consulté
sur l’existence ou non d’une telle base légale », assurait que la flagrance des
faits aurait permis une saisie de la justice et un maintien en détention des
pilotes. « La question à l’époque était donc d’ordre politique ou militaire,
mais en aucun cas procédural », concluait-il.
Ce silence politique agace
jusqu'aux anciens dirigeants militaires. Le général Henri Poncet, chef de la
force Licorne, l'a dit à sa sortie du tribunal vendredi : « J'en veux un peu à
ceux qui n'ont rien vu, ne se souviennent de rien, ne parlent pas. Les trois
singes de la sagesse bouddhiste, mal interprétée d'ailleurs... Ce que je veux
dire c'est qu'on a arrêté les mercenaires et que si on avait voulu tirer le fil
de la pelote de laine... pour des raisons que je ne peux expliquer, ça n'a pas
été fait. »
Les familles de victimes
attendent les explications des politiqueCes anciens ministres, néanmoins, ne
risquent rien. Ils sont de simples témoins. Leurs cas ont déjà été étudiés par
la chambre des requêtes de la Cour de justice de la République (CJR), cette
institution d’exception issue du Parlement et seule habilitée à juger de
possibles crimes et délits commis par des membres du gouvernement dans le cadre
de leur fonction. Cette chambre a estimé en 2019 que l'« inaction » ne suffisait
pas à justifier des poursuites et que les soupçons d'entrave aux investigations
n'étaient pas étayés. Une décision qui avait provoqué la colère des parties
civiles, dont maître Jean Balan, qui l’a jugée « absolument grotesque. Dire
qu'il n'y a pas une action alors que tous les trois ont pris de manière
concertée exactement la même décision et ont ordonné clairement aux services
secrets et à tout le monde de ne pas s'occuper de l'affaire, de ne rien faire,
vous appelez ça une inaction ? »
La crainte est donc pour les familles de victimes de voir les responsables politiques se réfugier derrière cette procédure les dédouanant. Elles attendent avec impatience les explications des politiques, tout en doutant fortement en avoir.
Avec la RFI