Comment le président guinéen a-t-il pu être si facilement capturé ? Pourquoi avait-il ignoré les mises en garde contre Mamady Doumbouya ? D’où vient vraiment le nouveau maître de Conakry ? Plongée dans les coulisses du coup d’État.
Pourquoi Alpha Condé
a-t-il été capturé aussi facilement ?
Le palais présidentiel de Sékhoutouréya, sur la presqu’île
de Kaloum, à Conakry, était en principe entouré par un triple cordon de
sécurité tenu par des éléments du Bataillon autonome de sécurité présidentiel
(BASP), basés au camp Makambo, dans le quartier Boulbinet, à une poignée de
kilomètres de là. Mais en ce début de matinée du dimanche 5 septembre, les
petits détachements de bérets rouges qui gèrent les trois checkpoints disposés
le long de l’avenue qui mène jusqu’à la grille d’entrée du palais sommeillent
encore.
Les soldats du BASP sont des fidèles du président – certains
d’entre eux proviennent des rangs du service d’ordre du Rassemblement du peuple
de Guinée (RPG, au pouvoir) – mais ils ne disposent ni de la formation ni de
l’armement qui conviennent. Le général français Bruno Clément-Bollée, qui a
beaucoup œuvré à la restructuration de l’armée guinéenne demandée par Alpha
Condé, estime que Sékhoutouréya était « l’un des palais les plus mal gardés
d’Afrique de l’Ouest ». Si on le compare avec le dispositif de protection du
palais du Plateau à Abidjan, « c’est le jour et la nuit », ajoute-t-il.
Venu de sa base de Kaleya à Forécariah, en Basse-Guinée, à
85 km de là, à la tête d’une colonne d’une cinquantaine de camions et de
pick-up armés de mitrailleuses 12,7 mm, le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya
fonce droit sur Kaloum, où il fait son entrée aux alentours de 8h du matin. Il
a engagé dans l’aventure la quasi-totalité du Groupement des forces spéciales
(GFS), soit 500 hommes environ, dont une partie, lourdement armée, prend
position devant le camp Makambo pour bloquer toute sortie des renforts de la
Garde présidentielle, tandis que l’autre, dont l’unité spéciale 8602 entraînée
par les Français et les Israéliens, se dirige sur Sékhoutouréya avec
l’appui-feu d’un blindé et de plusieurs mortiers.
Rentré quelques jours plus tôt de Sardaigne (un séjour qui,
il convient de le préciser, n’avait rien de médical), où il s’est rendu à
l’invitation de son ami l’entrepreneur italo-érythréen Makonnen Asmaron, avec
qui il a préparé la visite officielle à Conakry du président Isaias Afwerki
prévue pour le 9 septembre, Alpha Condé, insomniaque notoire, a fini par
s’endormir aux premières lueurs de l’aube.
Dans ce palais glacé construit par les Chinois à l’époque de
Lansana Conté, cet homme de 83 ans vit seul. La Première dame, Djéné Kaba,
habite une autre résidence et son unique enfant, Mohamed, vit à San José, au
Costa Rica. Au rez-de-chaussée et devant la baie vitrée qui sert de porte
d’entrée, cinq ou six gardes du corps en civil tout au plus. À l’étage, son
bureau et sa chambre. C’est là que le lieutenant-colonel Mamadou Alpha Kaloko,
chef de corps du BASP, qui s’est précipité à Sékhoutouréya avec une poignée
d’hommes dès les premiers coups de feu, vient le trouver pour l’informer de la
situation. C’est là aussi qu’il sera pris.
À l’extérieur, l’affrontement est bref mais meurtrier. Selon
nos informations, une vingtaine de gardes présidentiels sont tués, dont le
colonel Yemoiba Camara, commandant de la protection rapprochée du chef de
l’État, ainsi qu’au moins deux membres du GFS. Guidés par un transfuge du BASP
habitué des lieux, les putschistes font exploser la baie vitrée et se ruent
dans l’escalier qui mène au premier étage.
Ils plaquent Kaloko au sol, s’emparent du président, à qui
ils passent des menottes après l’avoir menacé (« Si vous bougez, on tire ! »),
puis le font descendre dans un salon du rez-de-chaussée où ils le filment et le
photographient, à la fois sonné, désemparé et tout de colère contenue. Ces
images, qui rappellent celles du couple Gbagbo hagard lors de sa capture en
avril 2011, feront le tour du monde, tout comme celles, passablement
dégradantes, d’un Alpha Condé exhibé par ses tombeurs à l’arrière d’un 4×4
roulant toutes vitres ouvertes à travers les rues de Conakry.
Pendant ce temps, si l’on en croit un témoin qui a pu se
rendre sur les lieux après les faits, le palais aurait été entièrement « visité
» par les hommes de Doumbouya et nul doute que les sacs de cash qu’à l’instar
de la plupart de ses homologues du continent Alpha Condé conservait dans sa
chambre et son bureau n’ont pas dû échapper à leur convoitise. Un peu partout
dans la capitale, mais particulièrement dans les quartiers acquis à
l’opposition, des scènes de liesse succèdent à l’apparition des premières
photos sur les téléphones portables. Avec leur corollaire prévisible : le
ministère de la Communication, les sièges de la Radio rurale, du journal
gouvernemental Horoya et du désormais ex-parti au pouvoir, le RPG, ainsi que
celui de la commission électorale sont attaqués et souvent vandalisés.
L’espace de quelques heures, ce dimanche 5 septembre, le
ministre de la Défense, Mohamed Diané, un très proche d’Alpha Condé, a cru en
la possibilité d’une contre-attaque et d’une reprise du pouvoir grâce aux
régiments – présumés fidèles – de l’armée de terre, des parachutistes et de la
gendarmerie. Mais l’arrestation du président et la diffusion immédiate des
images sur les réseaux sociaux, stratégie 3.0 manifestement réfléchie à
l’avance, a pris de court et comme tétanisé la haute hiérarchie militaire. L’un
après l’autre, les camps de Conakry puis de l’intérieur du pays se sont ralliés
au coup d’État – et cela avec d’autant plus de facilité que Mamady Doumbouya
est un Malinké de Kankan, de la même ethnie que le président, que son ministre
de la Défense et que la plupart des hauts gradés de l’armée. La ligne de
clivage communautaire n’a donc joué aucun rôle.
Pourquoi Alpha Condé
a-t-il jusqu’au bout fait confiance à Mamady Doumbouya ?
Même s’il s’est toujours méfié des militaires guinéens –
qu’il a combattu pendant vingt-cinq ans au péril de sa vie et au nom de la
démocratie – Alpha Condé était persuadé que son armée, réformée et
professionnalisée pendant ses deux premiers mandats, était pour l’essentiel
devenue républicaine au sens strict du terme. « Je peux être tué par l’armée,
mais elle ne peut pas me renverser », répétait-il.
Prudent, il a toujours évité d’affronter les officiers
supérieurs dont son fidèle Mohamed Diané lui signalait le comportement
problématique, préférant les éloigner. Considérés comme des putschistes en
puissance, les généraux Edouard Théa et surtout Aboubacar Sidiki Camara, alias
« Idi Amin », ont ainsi été envoyés comme ambassadeurs, le premier en Angola et
le second à Cuba en janvier 2019.
Ce mélange de certitude et de mansuétude est directement à
l’origine de l’erreur de jugement, voire du quasi aveuglement d’Alpha Condé à
l’égard de Mamady Doumbouya. Introduit en 2012 par le général de gendarmerie «
Idi Amin », à l’époque directeur de cabinet du ministre de la Défense, qui
semble être son mentor (sans que l’on sache depuis quand ils se connaissent) et
le recommande, Doumbouya rencontre tout d’abord l’ambassadeur de Guinée à
Paris, Amara Camara, à qui il affirme vouloir se mettre au service de son pays,
avant d’être affecté à un poste d’instructeur au sein du BASP, puis d’être reçu
par le président lui-même à Conakry.
Ce gaillard de 37 ans au CV opérationnel impeccable – Légion
étrangère française, opérations extérieures en Afghanistan et en Côte d’Ivoire,
stages commando en Israël, au Gabon et au Sénégal – plaît immédiatement à un
président qui n’aime rien tant que de jeter son dévolu sur un nouveau talent,
quitte à tout faire pour le séduire, quitte aussi à s’en mordre les doigts
parce qu’il aura refusé jusqu’au bout de se déjuger. Et puis, ce sous-officier
sociable et respectueux, marié à une française, est un Malinké comme lui, un
enfant de Kankan. Pourquoi ne pas lui faire confiance ?
Entiché de sa trouvaille, Alpha Condé envoie Doumbouya
suivre en accéléré des cours à l’École de guerre de Paris. Il a un projet
précis : cette force spéciale en voie de constitution et destinée à sécuriser
les frontières nord de la Guinée contre les incursions jihadistes, c’est à
l’ancien légionnaire qu’il veut la confier.
De retour à Conakry, Mamady Doumbouya bénéficie d’une
ascension météoritique. Capitaine, commandant puis lieutenant-colonel en
l’espace de deux ans. Le 2 octobre 2018, quand les hommes du GFS défilent
encagoulés dans le stade du 28 septembre lors du soixantième anniversaire de
l’indépendance, à la cadence ultra lente des forces spéciales (28 pas par
minute), les Guinéens sont admiratifs et Alpha Condé ne cache pas sa fierté
lorsque l’un de ses invités, le président congolais Denis Sassou Nguesso,
ancien officier parachutiste, se penche à son oreille et lui murmure : « Tu as
tout ça ? » Condé partage aussitôt les images du spectacle à ses amis depuis
ses quatre ou cinq téléphones portables. Quelques jours plus tard, sur un
plateau de la télévision guinéenne, il s’exclame en riant : « Vous les avez vus
? Toutes les femmes sont tombées amoureuses de Doumbouya. Malheureusement pour
elles, il est déjà marié ! »
Dès lors, comment s’étonner si, pendant des mois, le
président préfère ignorer les « notes blanches » de ses services de
renseignement, lesquels lui rapportent les propos présumés de cet officier très
populaire au sein de sa troupe. Certaines de ces fiches sont anecdotiques : on
l’aurait entendu se plaindre dans un supermarché de la piètre qualité des vins importés.
D’autres sont plus inquiétantes, quand elles relatent des phrases critiques sur
la gouvernance, tenues par l’intéressé dans un établissement de Conakry
habituellement fréquenté par les membres du contingent guinéen de la Minusma au
Mali lors de leurs séjours en permission, ainsi que le dédain affiché par le
chef des forces spéciales pour les capacités opérationnelles de l’armée «
ordinaire ». Toutes pointent sa filiation avec le général « Idi Amin », tenu en
haute suspicion dans son exil diplomatique cubain, ainsi que le risque de voir
le GFS devenir l’unité la mieux armée des forces de défense.
À partir d’avril 2020, la mésentente entre le
lieutenant-colonel Doumbouya et Mohamed Diané alimente les rumeurs de la
presse. À l’approche de l’élection présidentielle, dans un climat
particulièrement tendu, le premier refuse la délocalisation prévue de la base
des Forces spéciales de Conakry à Kaleya, non loin de Forécariah. Il exige que
son unité demeure dans la capitale, afin, dit-il, d’être en mesure d’y
sécuriser le scrutin. Diané, qui trouve cette insistance suspecte, demande au
président de trancher. Alpha Condé accepte la délocalisation, mais concède à
Doumbouya le maintien d’une antenne des forces spéciales à Kaloum, proche du
jardin du 12 octobre et du Palais du peuple. Ironie du sort, c’est là où, selon
nos informations, il serait aujourd’hui détenu.
Le chef de l’État se laisse également convaincre de la
nécessité de renforcer sa garde personnelle. Début 2021, une centaine de jeunes
sont envoyés en formation au camp de Soronkoni près de Kankan, sous la houlette
d’instructeurs turcs envoyés par son ami le président Erdogan. Mais il se
refuse encore à écarter Doumbouya, incapable d’imaginer que ce dernier puisse
tenter quoi que ce soit contre celui à qui l’ancien caporal-chef de la Légion
doit ses cinq galons de lieutenant-colonel.
De passage à Conakry il y a moins de deux mois, Bruno
Clément-Bollée parle de l’atmosphère étrange qui y régnait : « Je n’avais
jamais vu le climat politique aussi calme, aussi atone. Et en même temps, tous
les initiés s’interrogeaient sur les intentions des forces spéciales et de leur
chef. »
Pourquoi la chute
d’Alpha Condé a laissé les chefs d’État (presque) indifférents ?
En dehors des condamnations de principe de la communauté
internationale et de l’inquiétude sur son sort exprimée par les présidents
ivoirien, togolais, congolais, ou par son ancien camarade de l’Internationale
socialiste Antonio Guterres, nul n’a exigé explicitement le retour immédiat de
l’ordre constitutionnel et celui d’Alpha Condé au pouvoir. Si les médias
francophones ont « couvert » l’évènement, leurs homologues anglophones se sont
avant tout intéressés au décuplement consécutif du prix de la bauxite, dont la
Guinée est le premier producteur mondial.
C’est que, dans la région et ailleurs, ce panafricain
complexe au caractère difficile n’avait guère d’amis – ou en tous cas trop
lointains pour intervenir. Qu’auraient pu faire pour lui l’Angolais Lourenço,
le Sud-africain Ramaphosa ou l’Érythréen Afwerki ? En quoi le Turc Erdogan, le
Chinois Xi Jinping ou le Russe Poutine pouvaient s’opposer au coup d’État ?
Sans parler du Français Emmanuel Macron, avec qui il était en froid depuis que
ce dernier avait critiqué son troisième mandat.
À ce relatif isolement s’ajoutaient tous les défauts d’une
gouvernance solitaire. Cet adepte du micro-management avait fini par tout
concentrer entre ses mains, écoutant peu et contrôlant tout, ne faisant en
réalité confiance qu’à lui-même, obsédé par le devenir d’une Guinée qu’il avait
chevillée au corps et dont il emportait la terre à la semelle de ses chaussures
à chacun de ses déplacements hors de son pays.
Sous les eaux dormantes décrites par Clément-Bollée, des
courants s’agitaient et la tension était vive à l’intérieur même du camp au
pouvoir. La rupture entre Alpha Condé et son Premier Ministre, le très
ambitieux Kassory Fofana, était ainsi donnée pour imminente. Quant aux chefs de
l’armée et de la gendarmerie, les généraux Namory Traoré et Ibrahima Baldé, dont
le silence et l’inaction lors du coup d’État pose question, ils ne cachaient
pas leur mécontentement face aux mesures d’austérité budgétaire affectant
l’état-major, exigeant notamment le renouvellement de leurs véhicules de
fonction.
Conscient de cette grogne, Alpha Condé s’était promis d’y
remédier. Le 4 septembre au soir, veille du putsch, lors d’un dîner pris avec
quelques invités étrangers à Sékhoutouréya, entre une explication de son
programme de logements pour tous et une dissertation sur sa vision de la
Guinée, « deuxième économie de l’Afrique de l’Ouest à l’horizon 2030 », le
président avait eu cette phrase : « Je vais desserrer le budget de l’armée,
inutile de se créer des problèmes ». Ce qu’il ignorait c’est qu’à ce moment-là,
des éléments précurseurs de Mamady Doumbouya avaient déjà pris position aux
alentours et au sein même de l’hôtel Kaloum, vaste complexe quatre étoiles
construit par les Chinois et inauguré en octobre 2018, à quelques centaines de
mètres du palais.
Le lieutenant-colonel Doumbouya a-t-il agi parce qu’il
sentait l’étau se resserrer autour de lui ? Et surtout, a-t-il agi seul ou sous
influence ? Dans un pays encore très fortement marqué par les appartenances
communautaires, le fait qu’il soit Malinké, comme 90 % de ses hommes, explique
en partie l’absence de réaction des partisans d’Alpha Condé et de son parti.
C’est le troisième coup d’État réussi dans l’histoire de la Guinée après ceux
de Lansana Conté et de Moussa Dadis Camara. Comme à chaque fois, les prisons
s’ouvrent et la foule applaudit.
Reste à connaître la suite qui, comme on le sait, a souvent
tendance à se solder par un désastre politique et économique tant il est
évident que les militaires guinéens au pouvoir se sont toujours servis au lieu
de servir. Quant à Alpha Condé, dont c’est là la deuxième arrestation par
l’armée après celle de 1998, qui lui valut de croupir deux années et demi en
prison, son avenir s’écrit en pointillés.
Si l’on attend du nouvel homme fort de Conakry qu’il
garantisse au minimum son intégrité physique, l’option de l’exil n’est pas
encore ouverte. Où irait-il, d’ailleurs, ce vieux lutteur qui ne possède pour
tout bien à l’étranger qu’un petit appartement place d’Italie à Paris, acquis
alors qu’il était encore opposant ? Là où il est détenu aujourd’hui, on
l’imagine à la fois profondément blessé dans son orgueil, anéanti par les
trahisons et déterminé à maintenir à flot cette forme de dignité cassante et
autoritaire qui lui a toujours servi de boussole, quitte à ce que cette
dernière le mène dans une impasse. Le temps de l’autocritique viendra plus
tard.
Avec Jeune Afrique